dimanche 30 août 2015

En lisant Heidegger

Ce texte de Heidegger - Vom Ereignis (1) - qui date essentiellement des années 1936-1938 n'est finalement que mots : il ne se rapporte plus à rien, n'a plus d'objet et ne laisse au lecteur que l'adhésion totale ou le rejet (l'incompréhension) sans possibilité de débat critique : exclusion totale de l'autre, du « tiers », de la « matière ». - Dans ce texte, on trouve d'incessantes redéfinitions des concepts (2) : le jeu philologique sur les mots – censés porter un sens « originaire » - prime sur la nécessité de forger une conceptualité claire et rigoureuse pour exprimer une pensée nouvelle, ce qui a été tenté, mais non mené à terme, dans Sein und Zeit (3), œuvre majeure que l'on sait inachevée, sans que l'on ait – à ma connaissance - vraiment approfondi la raison de cet « inachèvement ». Le bon sens voudrait que l'entreprise ne pouvait aboutir car le projet de dépassement (« déconstruction ») de la métaphysique « au fil de la question de l'Être » n'échappait pas lui-même à la métaphysique, fût-ce sous l'égide d'une ontologie « fondamentale » (4). - Ce cogitus interruptus n'est en tout cas pas dû à l'angoisse de la page blanche, à un blocage ou une panne d'inspiration quelconques, et encore moins à une interdiction officielle (5) puisque H. n'a cessé d'écrire, de publier et d'enseigner par la suite, avant, pendant et après la guerre, l'édition complète comptant aujourd'hui une centaine de volumes.
Il faut reconnaître que c'est « l'engagement » de Heidegger qui sort cette philosophie d'un cadre qu'elle n'aurait jamais dû abandonner car on peut y noter une affinité importante avec les mouvements poétiques de « l'art pour l'art », ce dont attestent ses interprétations de Hölderlin, Trakl ou Rilke, qui n'avaient rien de « poètes engagés ». - On peut dire à sa décharge que l'engagement lui est « tombé dessus », aussi et surtout parce qu'il y avait dans Sein und Zeit, et plus encore dans Was ist Metaphysik ? (6) des éléments qui permettaient de mettre ces textes au service de l'idéologie totalitaire ou en tout cas de ne pas rendre nécessaire leur bannissement, ce que même les heideggeriens les plus fervents devraient pouvoir admettre. - Il faut également reconnaître que Heidegger a été un grand professeur de philosophie : en témoigne l'attachement de ses élèves et des nombreux étudiants qui sont « entrés en philosophie » grâce à la lecture de ses textes. Sans doute la vocation de H. oscillait-elle entre celles d'un prêtre et d'un poète. Devant ce dilemme, la décision pour la philosophie n'était pas une mauvaise chose. Mais son exposition à la sphère publique dans ces années de barbarie civile ne pouvait manquer de porter un coup fatal à l'œuvre car son auteur n'était pas vraiment fait pour la résistance. - A-t-il manqué de courage ? Ne savait-il pas ce qui se passait : son talent d'interprète n'a-t-il pas suffi pour « décrypter » la situation, « découvrir » le vrai visage des bourreaux qui se cachait derrière le masque du bon bourgeois cultivé ? - Et ensuite, lorsque le monde entier « savait » : s'est-il excusé pour son rôle ? a-t-il simplement reconnu avoir participé à son niveau au système totalitaire ? - Je suppose que la motivation première de son silence, que l'on sait aujourd'hui coupable, était de sauver son œuvre. Mais comme celle-ci était déjà devenue illisible (7), la moindre des choses eût été une clarté et une honnêteté exemplaires dans ce registre si difficile - et toujours mal famé - de l'autocritique. Malheureusement, il n'y a eu que quelques bafouillages obscurs sans commune mesure avec l'accumulation de preuves contre lui, qui ont récemment atteint leur paroxysme avec la publication des Cahiers Noirs (8).

vendredi 28 août 2015

Lire Nietzsche




Voici deux citations de Friedrich Nietzsche (1) :

Dès l'été 1876, en plein milieu du premier Festival [de Bayreuth], je fis en moi-même mes adieux à Wagner. Je ne supporte rien d'ambigu ; depuis que Wagner était en Allemagne, il se montrait peu à peu complaisant envers tout ce que je méprise – même l’antisémitisme... (2)

***


Lorsque Zarathoustra arriva dans la ville la plus proche, qui se trouvait aux abords des bois, il y vit beaucoup de peuple rassemblé au marché car on avait annoncé le spectacle d'un funambule. Et Zarathoustra parla ainsi au peuple :
Je vous enseigne le surhomme. L'homme est quelque chose qui doit être dépassé. Qu'avez-vous fait pour le dépasser ?
Tous les êtres jusqu'à présent ont créé quelque chose au-delà d'eux-mêmes, et vous voulez être le reflux de cette grande marée en préférant retourner à la bête plutôt que de dépasser l'homme ?
Qu'est le singe pour l'homme ? Un éclat de rire ou une gêne douloureuse ? Et c'est cela même que l'homme doit être pour le surhomme : un éclat de rire ou une gêne douloureuse.
Vous avez parcouru le chemin du ver jusqu'à l'homme, et il y a encore beaucoup de ver en vous. Autrefois, vous étiez simiens et aujourd'hui encore, l'homme est plus simien qu’un singe.
Mais le plus sage d'entre vous n'est lui-même qu'une fêlure et un hybride entre la plante et le fantôme. Mais vous dis-je de devenir fantôme ou plante ?
Voyez, je vous enseigne le surhomme !
Le surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le surhomme soit le sens de la terre !
Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre, et ne croyez pas ceux qui vous parlent d'espoirs surnaturels. Ce sont des empoisonneurs, qu'ils le sachent ou non.
Ce sont des contempteurs de la vie, moribonds et empoisonnés eux-mêmes, dont la terre est lasse : qu'ils s'en aillent donc !
Autrefois, le plus grand blasphème fut le blasphème envers Dieu, mais Dieu est mort et donc ses blasphémateurs le sont aussi. Ce qu'il y a de plus effroyable aujourd'hui, c'est de blasphémer contre la terre et de tenir les entrailles de l'insondable en plus haute estime que le sens de la terre ! (3)

Réminiscences scolaires

Il m'arrive de repenser aux sujets de philo que nous donnait M. D*** : « L'essence même de la réflexion, c'est de comprendre qu'on n'avait pas compris » (G. Bachelard). – « Le fou a tout perdu sauf la raison » (G. K. Chesterton).

La seconde affirmation est particulièrement intéressante, d'autant qu'elle ne provient pas d'un «philosophe professionnel», mais plutôt d'un fin psychologue, qualité indispensable d'un bon auteur de polars (Father Brown). – Se pose la question de la rationalisation : certains délires étonnent par leur logique implacable, qui cependant – point crucial – n'est plus redevable d'une perception correcte du réel. Et pourtant – c'est le paradoxe – le délire intègre des fragments de réalité, qui sont à présent interprétés dans un sens « auto-centré » : le monde tourne autour du moi délirant car celui-ci ne supporte apparemment pas d'être en marge des événements, ce qui constitue pourtant la ration quotidienne du « moi ordinaire ». Or cette « dépolarisation » du monde autour de la position centrale du sujet semble étrangement compatible avec ce que l'on a coutume d'appeler la « raison ». D'ailleurs, le système du sujet absolu des idéalistes, entièrement bâti sur des fondements rationnels, nous invite à cette « perspective centrale » où le « monde entier » est subordonné à la conception apriorique d'un « sujet transcendantal » : ainsi, le Cogito cartésien comme fondement de la pensée moderne a en effet tout perdu (exclu, mis entre parenthèses) sauf la raison


Fort heureusement, Kant aura remis les choses d'aplomb en critiquant la vanité – le délire de toute-puissance – d'une Raison Pure affranchie des contraintes du réel, de l'empirie : en conséquence, les scientifiques modernes exigeront invariablement la sanction de l'expérience pour valider une théorie quelconque, même si en secret beaucoup d'entre eux restent des passionnés de métaphysique, ce qui parfois donne lieu à des jugements d'une naïveté ou d'une audace surprenantes lorsqu'ils essayent d'expliquer le monde une fois pour toutes. L'historique de ces explications scientifiques du monde – avec une mention spéciale pour les rédacteurs de nos vieux manuels scolaires – montrerait qu'ils n'avaient souvent rien compris, tels des prisonniers inconscients de l'absolutisme métaphysique, persistant à ignorer que toute explication du monde n'a qu'une validité limitée, culturelle, historique.


Quant à Gaston Bachelard, il a expliqué ce qui caractérise essentiellement l'histoire, l'évolution des idées scientifiques : « En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation. » (Gaston Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, Paris 1970, p.14)


M. D*** me pardonnerait sûrement d'avoir ici mélangé ses deux sujets : c'est sans doute le résultat d'une trop longue gestation mais aussi d'un éloignement – consenti et même recherché – du milieu de la philosophie scolaire.

jeudi 16 juillet 2015

Dans un calepin (2015)

L'intérêt de textes comme les nôtres serait de conserver un peu d'attrait dans le futur. Je m'explique. Certains écrits – par exemple les traductions d’œuvres littéraires, comme celles de Faulkner, Kafka et d'autres faites dans les années 1930 par des traducteurs de renom – perdent de leur pertinence au fil du temps. Les versions françaises commencent à dater alors que l'anglais américain d'un Faulkner ou l'allemand autrichien d'un Kafka restent étrangement actuels, « absolument modernes » comme dirait Rimbaud. Il n'en va pas autrement, je suppose, pour un grand nombre de productions journalistiques qui, une fois les projecteurs de l'actualité éteints, n'ont plus grand intérêt, sinon historique via la fameuse « autorité de la chose publiée ». En tout cas, ils ajoutent un sacré volume d'informations – et de désinformation, d'entropie - au World Wide Web.

C'est pourquoi il faudra sans doute un jour revenir à la plume et au calepin, certains ne s'en sont d'ailleurs jamais vraiment départis, et il doit bien y en avoir au moins un qui, en ce moment, essaye de taper son roman sur une vieille Underwood et un rouleau de papier, comme Kerouac.

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L'intérêt premier de textes comme les nôtres, c'est de faire part d'observations, non pas de ces événements spectaculaires des grands reporters, mais de ce que subjectivement nous annotons à cette gigantesque entreprise humaine appelée réalité : notre propre réel en somme. Celui que nous devons d'abord traduire, objectiver dans le langage, avant de pouvoir y faire valoir une perspective un tant soit peu originale.

Comprendre l'anecdotique de la plupart de nos textes : ils sont immergés dans un  raz-de-marée d'informations disponibles mais jamais consultables dans leur globalité, bien qu'ils s'inscrivent, peu ou prou, dans le champ de la communication globalisée. - N'en déplaise à Gogol : même un algorithme performant n'est ici d'aucun secours. - Promises à un destin incertain, nos traces flotteront alors dans l'éther cybernétique comme autant d'infimes signes, de témoignages anthropologiques pour une impossible étude globale de notre espèce : la tâche serait proprement sur-humaine ! Ou peut-être post-humaine ?

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Je dis qu'il faudra sans doute réapprendre un jour à écrire à la main pour se défaire de cette toile même si - ou justement parce que - nous ne savons pas exactement où l'araignée va se nicher. Peut-être y en a-t-il des millions et des millions, et sans doute faut-il avoir une nature arachnidéenne pour s'aventurer avec insouciance sur la Toile. Certaines de ces bêtes étranges ont un appétit colossal. Elles gobent un nombre incroyable de mouches par jour.

Plus sérieusement : un jour, nous devrons certainement réapprendre à vivre sans cet univers virtuel que nous nous sommes créé et qui est si puissant aujourd'hui. Je suppose qu'il faudra alors se risquer encore une fois à écrire sérieusement pour conserver ce miroir de la parole, notre seconde nature. Car, après la culture de l'image et du symbole des préhistoriques, l'écriture est l'une des inventions fondatrices de la civilisation moderne.

Toutefois, il ne fait aucun doute que la mise en œuvre d'Internet – dont nous sommes les témoins - est également de cet ordre paradigmatique, telle une nouvelle étape décisive de l'histoire humaine. Car il est entendu que l'Homme – cet Homme hyper-moderne qui nage dans l'univers virtuel comme un requin dans l'océan – n'en restera pas là. L'Homme est un « réalisateur » : il veut voir les choses « en vrai ». Ce qui me fait immanquablement penser à Baudelaire (« la vie en beau »).

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Une tendance - par la digitalisation / numérisation constante - à la suppression du monde matériel - matière et corps - au profit d'un monde électronique - mundus non extensus - quasi psychique : l'esprit mondial - le Weltgeist - de l'homme technologique. - Cette idée du Weltgeist via Internet est à creuser: l'humanité vraiment devenue sujet absolu, mais de manière bien différente de ce que pouvaient imaginer les idéalistes (Hegel). En fait, il s'agit d'un savoir par accumulation (prodigieuse) d'informations et d'une sorte d'intersubjectivité planétaire, dans le cadre formel - quasi transcendantal - d'un mundus non extensus, issu de cette redoutable "mondialisation" numérique où toute information non digitale s'exclut implicitement du champ global d'aperception .

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Peut-on faire des découvertes par simple réflexion ? - Cela impliquerait que l'on découvre des vérités que d'autres n'ont pas pensées auparavant. Ou bien que ces vérités n'étaient pas à la portée de ceux qui nous ont précédé. - Mais les découvertes ne se font-elles pas au contraire par immersion dans le mode matériel, physique ? - La réflexion n'est-elle pas toujours à la traîne ? N'est-ce pas la malédiction du cogito ?

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Lorsqu'on attend - s'attend à - quelque chose et que cette attente est finalement déçue, il arrive que l'on interprète plus ou moins fugacement, inconsciemment, cette déception comme une confirmation - une satisfaction - de l'attente. Dans les cas graves, cela peut prendre la forme du délire d'interprétation. - Conclusion : moins nous cherchons à interpréter ce qui vient contredire nos attentes, plus nous nous ouvrons au réel, à l'imprévu !


Juillet 2015

samedi 1 novembre 2014

Le Théâtre Cartésien

Promue par Descartes avec son Je pense et systématisée par Kant, la notion de sujet a marqué l'histoire des idées, donnant simultanément naissance à une volonté farouche d'objectivité et d'exactitude en matière de connaissance. Or un système rationnel, dixit Kant en substance, n'a de sens que s'il s'ouvre à l'expérience dont il prescrit les possibilités a priori, sans jamais pouvoir la contenir tout à fait : si donc l'expérience excède la raison, celle-ci y rencontre aussi et surtout ses propres limites.


Mais comment se fait-il que, plusieurs siècles durant, les modèles métaphysiques de l'esprit tournent autour de la position centrale du sujet pensant (res cogitans), ou de l'être conscient (Bewusstsein) ?


Deux axes :
  • d'une part le sujet représente sans conteste l'être humain lui-même, qui se voit donc placé au centre du processus de connaissance, telle une anthropocentrique mesure de toute chose.

  • de l'autre, le sujet, comme produit de l'histoire des idées, anticipe – et invente sans doute – le substrat de la Déclaration Universelle : le citoyen d'une démocratie moderne, la liberté de conscience et d'opinion.


Lors de la grande rupture fin-de-siècle, la philosophie moderne a voulu penser le monde sans cette position centrale du sujet, hors du « théâtre cartésien » (*), comme le premier Husserl, Heidegger et d'autres. - Avec la notion d'intentionnalité, Husserl fait « l'impasse du sujet » dans ses Recherches Logiques (1900/1), alors que Freud met à mal au même moment l'hégémonie de l'être conscient avec sa découverte de l'inconscient. Cependant, Husserl s'est ensuite ravisé pour faire allégeance au « sujet transcendantal » de la métaphysique cartésienne (dès 1913) comme articulation centrale de sa « nouvelle phénoménologie », tandis que son disciple Heidegger a persisté dans la « déconstruction » de la métaphysique du sujet, en substituant à la conscience intentionnelle du maître une ontologie de l'existence (Dasein / Existenz, in Sein und Zeit, 1927).


Si l'on est conséquent, l'abandon de la position du sujet, comme événement marquant de l'histoire des idées, signifie également l'abandon du libre arbitre, de telle sorte qu'il ne reste à l'existence heideggerienne que la « décision » d'être à la mort, qui représente « sa plus intime possibilité d'être » (sein eigenstes Seinkönnen, ibid. S+Z, § 54 ssq.). Nous ne sommes alors plus très loin d'un décisionnisme à la Carl Schmitt et, ipso facto, d'une idéologie totalitariste.


Cependant, il faut également aborder le problème par l'autre bout, du côté de la constitution de l'objet, entendu comme « objet de connaissance ». C'est encore Kant qui nous éclaire en distinguant entre « la chose en soi » (noumène), qui ne peut jamais faire l'objet d'aucune connaissance, et la chose telle qu'elle apparaît (phénomène) qui seule permet ce que l'on appelle une « investigation scientifique ».

Or, les modes d'apparaître des choses impliquent déjà qu'elles font nécessairement l'objet d'une « réception » particulière, d'une « perception » en fonction de telle ou telle sensibilité spécifique, ou encore d'une « intentionnalité » comme celle qui leur accorde, ou non, la dignité d'un objet d'étude, qui distingue entre ce qui « nous » est utile et ce qui ne l'est pas : cette notion précise du « phénomène » englobe donc par la force des choses quelque chose de l'ordre de la « subjectivité ».


Et, en évitant de confondre la subjectivité particulière d'un individu avec celle, générique, qui est attachée à l'espèce dont il fait partie, c'est ici qu'intervient le fameux « sujet transcendantal » de la métaphysique moderne qui, dès lors, n'est autre que l'Homme scientifique de facture occidentale. Et sa motivation essentielle est clairement affichée dès le début par Descartes lui-même puisqu'il s'agit de « nous rendre comme maitres et possesseurs de la nature » (in Discours  de la Méthode, 1637).

Dans ce contexte, il ne faut pas oublier que la « métaphysique du sujet » s'accompagne historiquement de la mise en place du système de l'économie libérale qui caractérise notre « monde moderne » avec son terrible mot d'ordre : « Anything goes » (tout est permis). De même, après une période idéaliste vouée au culte des « sciences pures » (aprioriques), on assiste à l'essor des sciences expérimentales qui pratiquent de plus en plus ce qu'il faut bien appeler « l'expérimentation totale » (Jacques Poulain) : ainsi, la Nature – dont nous sommes loin, très loin de comprendre les structures et les interactions hyper-complexes – est devenu un vaste champ d'expérimentation, un laboratoire à ciel ouvert où, en effet, tout est permis. Et où l'être humain lui-même acquiert progressivement un statut de cobaye. Car la volonté de « nous rendre comme maitres et possesseurs de la nature » possède cet inconvénient majeur de soumettre notre propre « nature humaine » au diktat d'un rationalisme pragmatique, actuellement placé sous le signe de la « maximisation du profit ».


C'est cette évolution contemporaine qui rend plus que jamais nécessaire de s'interroger sur la genèse et le destin de la « métaphysique du sujet ». En effet, et contrairement à l'opinion communément admise, la subjectivité n'est pas une affaire individuelle, comme l'histoire des idées n'est pas l’œuvre de philosophes isolés : il s'agit bien de la conscience collective et de l'auto-représentation d'une civilisation à prétention universelle, ou comme on préfère dire aujourd'hui : « mondialisée ».

jeudi 14 août 2014

La conscience de la mort (2014)

NB. - J'ai continué à travailler sur les idées de ce premier petit texte dans mes Réflexions sur la relation entre la conscience et la mort, rédigées en langue allemande >Überlegungen zur Beziehung zwischen Bewusstsein und Tod (2018)
- Une hypothèse -
Une forme particulière de conscience nous distingue des autres êtres qui vivent sur cette planète : nous savons que nous allons mourir, et il nous est difficile d'annuler les effets de ce savoir, qui nous confronte à une temporalité irréversible marquée par la finitude, quand l'immortalité présumée de l'âme, promue par les traditions philosophiques et théologiques, nous promet l'éternité. - En effet, l'histoire des idées – en particulier la pensée issue des trois monothéismes - a placé les mortels que nous sommes sous le signe de l'éternité (sub specie aeternitatis) où nous n'avons pas à envisager la rupture, l'effacement, le néant qui accompagnent la conscience du caractère inéluctable de notre propre mort. Pour éviter l'abîme qui s'ouvre ici, les penseurs ont donc conçu une différence radicale entre l'âme et ce corps dont la « corruption » après la mort ne pouvait être mise en doute, même après la tentative d'immortalisation que fut sa momification ; ainsi, par la figure d'une âme éternelle, la conscience de la mort a eu pour effet pervers à la fois de « désincarner » l'esprit et de « déspiritualiser » le corps, nous confrontant à deux entités distinctes, apparemment séparées par une insurmontable « différence de nature ».
Depuis Spinoza jusqu'à Freud et plus récemment la médecine « psycho-somatique », les théoriciens ont cherché de manières très diverses à « réconcilier », « ré-unir » deux éléments qui, en vérité, n'ont jamais été séparés que par la pensée et les civilisations qui se sont bâties sur cette différence. Et tout le problème est là, ou pour citer une définition peu académique de la paranoïa : « Même si c'est faux, c'est vrai ! » Car il faudrait mettre entre parenthèses deux ou trois millénaires d'histoire des civilisations et des idées qui ont forgé les concepts, les terminologies, les outils de la pensée avec lesquels nous opérons encore aujourd'hui. Pour preuve : si le corps et l'âme (l'esprit) sont réellement indissociables, nous n'avons aucun mot simple pour désigner cette unité.
La conscience de la mort détermine nécessairement notre conception du temps, qui se présente alors sous son aspect irréversible et fini (limité). Or, la négation – le « déni » - de cette condition mortelle au moyen de diverses théories spéculatives ou stratégies psychologiques, dont le refoulement pur et simple est la plus patente, nous permet au contraire de concevoir une temporalité reproductible : réversible, cyclique, infinie (indéfinie). Dans cette perspective, nos instants vécus n'ont plus le même statut puisqu'ils semblent indéfiniment réitérables, tel un « éternel retour du même » au rythme des jours, des saisons, des années.

jeudi 12 septembre 2013

La Bourse ou la Vie ? (2003)



Bribes dans un carnet
(vendredi 12 septembre 2003)


La noirceur ambiante a un côté objectif : sur cette planète, nous nous dirigeons lentement mais infailliblement vers une catastrophe, prévue de longue date (au plus tard depuis les années 1960/70). Bien sûr, on peut œuvrer à changer les choses, à penser différemment, dans une sphère de proximité ; mais sur le plan mondial, ou global comme on se plaît à dire, cette pensée, ces actions en vue d'un changement en profondeur des choses font figure d'activités marginales, alors que la critique du système marchand, qui nous est imposé au quotidien, se fait chaque jour plus pressante, ainsi que le souhait, le vœu de le voir disparaître sous cette forme excessive, outrancière, automatique. Alors qu'attend-on ? Une mutation dans les esprits ? Ou bien compte-t-on sur les catastrophes, passées, présentes, à venir, pour que les gens prennent enfin conscience de l'immense entreprise de dévastation générée par nos activités humaines ?


La vraie catastrophe, son générateur, c'est la société contemporaine de consommation : de fait, c'est une non-société, une assemblée forcée, forcenée d'autistes qui coexistent sans vraiment vivre ensemble, sans véritable égard pour autrui, prochain ou lointain. La seule chose qui compte, c'est la préservation, à tout prix, du cycle, de la circulation effrénés de la marchandise, de l'atelier de fabrication jusqu'au dépotoir, en passant par l'hypermarché et la retape : ces produits sont faits pour ne pas durer, faits pour être vendus, non pour être utilisés, faits pour être jetés.




Je suis au comptoir du Vaudeville, place de la Bourse. Ici, le mal a été fait ce matin, est fait à midi, sera encore fait ce soir, et les spéculateurs déjeunent de petites crevettes ou de gros saumons, le casque de téléphone rivé à l'oreille ou un journal de sport à la main. Vaudeville. Tarte à la framboise en guise de golden dessert. Cocaine decisions, comme chante Frank Zappa. Puis me voici dans le hall d'accueil d'un organe de presse. J'attends une excellente camarade. Elle me parle d'un scoop de chez scoop. Promis, je ne dirai rien. Elle s'excuse : elle ne peut pas me voir maintenant comme convenu. Un problème de maquette. J'atterris dans une rue adjacente, à la terrasse d'un bistrot de quartier. Du genre comme on n'en fait plus. Le soleil apparaît de derrière les fagots. Et les nuages, ces merveilleux nuages qui passent, comme dirait le poète.


Sans transition, je pense à cette lionne qui, à plusieurs reprises, a adopté un bébé gazelle, sans jamais faire de mal à aucun d'entre eux. Une histoire véridique [*]. Histoire de se réconcilier avec le caractère surprenant de la Nature, avec son génie et sa sublime créativité. En attendant la mutation décisive de l'être humain qui renoncerait enfin à ses activités destructrices, contraint par la force des choses, un être humain qui aurait compris que nous sommes uniquement des passants, des passagers de la Planète Bleue. Alors, devant ce ciel indécis, j'opte pour une suspension : cessons d'hypothéquer l'avenir, tant en paroles qu'en actes...



Sans transition. C'est vrai, ma TV a rendu son âme électronique. C'était l'adresse première de ce billet. Je l'avais oubliée. Oui, c'était un objet pour ne pas durer. Et moi, comme les autres, j'étais un junkie du petit écran, à la fois fasciné et horrifié par tant d'inculture et de trivialité, tant de montages pervers et d'absurdités. Reste la radio. Il faudrait réécrire des pièces radiophoniques pour purger l'imaginaire populaire de toute cette imagerie bouffonne ou morbide, hyperréaliste ou fantasque, qui est servie aux heures des repas : pâtes du soir espoir, café du matin chagrin. Mais la radio, que j'écoutais beaucoup la nuit, s'use aussi : les émissions avec les auditeurs qui débitent leur désarroi à la chaîne ou les programmations musicales casse-oreilles squattent les fréquences, prennent la place des belles productions radiophoniques des débuts, comme le coup génial d'Orson Welles ou les délires de Carbone 14, semblant interdire toute créativité à venir. Or, si transformation il doit y avoir, la radio serait plus propice à devenir un médium "chaud", ou simplement vivant, que cette satanée boîte à images, désespérante pour ses sempiternelles pitreries et rediffusions, ses automatismes de répétition dignes des plus grands psychopathes, son nombrilisme insensé, son culte malsain et monolithique de l'image, de la "présentation" ou de la "modération", sans oublier ces spots publicitaires qui donnent encore l'aperçu le plus franc de la motivation profonde des concepteurs : vendre, vendre à tout prix...! Et, tandis qu'au loin j'aperçois la forteresse apparemment imprenable de la Bourse, je me surprends à penser qu'il est utile de reposer cette question à tous les citoyens responsables du monde: "La Bourse ou la Vie...?"


[*] Ici, on peut prendre connaissance de l'histoire de la lionne et de l'oryx, malheureusement sous forme bien trop mélodramatique. Et là, in english. - D'autres versions un peu plus sobres existent certainement...




PS 
(septembre 2013)


Ces lignes un peu décousues, préservées comme telles, ont été écrites voici 10 ans. Et je me souviens toujours de l'excellent café que j'avais bu au comptoir du Vaudeville à l'époque. Il coûtait alors... 90 cents ! A la brasserie des golden boys & girls, décidément, un cent est un cent... et pas question de lésiner sur la qualité !