mardi 3 décembre 2019

Bref retour sur ma traduction du « Procès » de Franz Kafka

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Náměstí Franze Kafky, Praha, 11/2017

(photo kaempfer)


N.B. – Écrite fin 2017, cette note a été revue et augmentée fin 2019.


Ma traduction du Procès de Franz Kafka est parue ce 8 novembre 2017 aux Éditions Écriture. – Sans doute est-il impossible d'échapper à cette question  : "Pourquoi donc avoir retraduit Kafka?" Et, avec tout ce qu'elle peut sous-entendre – "voyons, Kaempfer : Vialatte, Lortholary, Goldschmidt...!" –, j'aurais certainement du mal à y apporter une réponse satisfaisante et me verrais contraint d'avouer que je ne connaissais même pas l'existence des traductions de Bernard Lortholary et de Georges-Arthur Goldschmidt lorsque je me suis mis au travail : en effet, je n'avais lu que quelques pages d'Alexandre Vialatte annotées par Claude David dans l'édition de La Pléiade au hasard d'une salle d'attente peu commune, où d'ailleurs l'idée m'est venue de retraduire Le Procès.

En creusant un peu la question pour écrire cette note, j'ai appris qu'Axel Nesme – un autre traducteur français de ce projet de roman – n'a pas non plus consulté les versions existantes pour, semble-t-il, ne pas se laisser influencer. Je ne connais donc pas davantage la sienne que toutes les autres, si l'on excepte les quelques extraits découverts ces jours-ci dans le mémoire de maîtrise d'une certaine Anna Jell qui compare à la manière d'un médecin-légiste les versions françaises du Procès proposées par les traducteurs mentionnés (1).

Si la traduction est par définition l'affaire des traducteurs, il me semble que l'exercice très spécial de la traduction littéraire requiert également à côté des compétences techniques, nombreuses et variées, des qualités d'écrivain ou de styliste (2). Devant une telle exigence, des enquêtes comme celles d'Anna Jell - qui, dans le cas étudié, préfère résolument le littéral au littéraire - ne nous sont pas d'une grande utilité, même si son travail n'est pas inintéressant par ailleurs. Or, il comporte tout de même un aspect extrêmement gênant, qui semble lui échapper entièrement, car elle oublie cette évidence : la mission principale du traducteur littéraire (3) étant de donner à lire une œuvre à un public qui n'est pas à même de comprendre et d'apprécier la version originale, ce public ne doit pas constamment avoir l'impression de lire une traduction; comme tous les amateurs de littérature, il a droit au bien nommé "plaisir du texte", en particulier lorsque les livres sont signés par ceux que l'on a coutume d'appeler les "grands auteurs".


La difficulté consiste donc à respecter l'original tout en veillant à ne pas décevoir les attentes légitimes des lecteurs car, dans le cas présent, ils veulent découvrir l’œuvre de Kafka et non celle d'un quelconque traducteur, qui serait plutôt appelé à s'effacer devant la puissance littéraire – et la renommée ! – du Procès (4). Deux remarques à ce propos :

  • Même si comparaison n'est pas raison, je considère que le travail du traducteur littéraire ressemble un peu à celui d'un concertiste ou d'un acteur de théâtre : ces "interprètes" ne seraient rien sans le compositeur ou le dramaturge, mais inversement les œuvres de ceux-ci ne sauraient trouver leur public sans l'intervention de ceux-là. En conséquence, on peut dire que l’interprétation dont il s'agit ici touche à l'incarnation, à la matérialisation d'une œuvre qui, autrement, resterait inaccessible C'est également vrai pour une œuvre littéraire hors des frontières de la langue dans laquelle elle a été composée. La mission du traducteur littéraire consiste donc à faire vivre l'original sur une scène étrangère.

  • Lorsqu'on a un peu d'expérience et fréquenté divers auteurs ou simples rédacteurs, on est toujours émerveillé devant une écriture comme celle du Procès ; à l'exception de quelques incohérences dues au caractère fragmentaire du manuscrit, qui auraient été rectifiées si l'auteur l'avait préparé pour l'édition, tout est juste : les principaux éléments narratifs sont d'une logique implacable ; les descriptions sont vues et senties, non empruntées ; les dialogues sont incisifs, moins "parlés" que pensés. L'ensemble est soutenu par une force littéraire hors du commun qui, pour employer une métaphore de Kafka, ne peut que porter le traducteur sur ses épaules.

Je dois ajouter que les difficultés à apporter une réponse satisfaisante à la question liminaire, qui fort heureusement ne m'a pas été posée, tiennent surtout à la nature d'une telle expérience, qui a été et restera pour moi unique en son genre : c'est – a posteriori – une raison suffisante pour avoir entrepris un travail qui – a priori – n'avait aucune chance d'être publié (5). Mais la question posée recèle bien sûr un sens moins personnel : quel est donc l’intérêt d'une nouvelle version française du Procès et en quoi se distingue-t-elle des nombreuses traductions existantes? – En effet, les entreprises de retraduction comportent toujours un aspect polémique (6), que pour ma part j'ai évité, un peu malgré moi, en ignorant l'existence du travail des autres traducteurs. Quant à Vialatte, il faut dire qu'il a eu l'énorme mérite de contribuer à la renommée internationale de Kafka aux heures les plus sombres de l'Allemagne (7). Mais l'exemple du Procès traduit par Vialatte met également en évidence une autre aspect de la traduction littéraire : son caractère provisoire, éphémère, "historique", quand l'écriture de Kafka conserve une modernité étonnante à travers les époques. C'est ce décalage qui m'avait d'abord frappé. Mais, à feuilleter l'exemplaire de La Pléiade dans cette fameuse salle d'attente, j'ai également ressenti comme très déplacée l'accumulation d'annotations (moi qui déteste recourir aux "notes du traducteur") qui ont empêché le flux de la lecture et conféré à cette œuvre littéraire l'allure d'une étude universitaire. Or, aux dernières nouvelles, cette première édition de 1976 a finalement été remplacée par Gallimard (8).

En ce qui concerne les autres retraductions du Procès (que je ne connais toujours pas, même si je suis certain de leur intérêt), je ne vais pas à mon tour jouer les légistes et disséquer le travail d'éminents collègues pour me justifier. Car, pour changer de l'ordinaire, j'ai simplement – et naïvement – recherché le face à face avec l'un des génies de la littérature moderne qui réclamait aussi, à côté de l'ignorance des autres versions françaises, la mise hors circuit des innombrables interprétations de l’œuvre de Kafka. Et, si j'ai pu avoir l'ambition de transmettre un peu de la puissance littéraire et de la modernité de cette écriture au public francophone, il ne m'appartient guère de spéculer sur la réussite de l'entreprise (9).

Stefan Kaempfer
(2017/2019)

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Notes

(1) À titre d'exemple, voici un passage du texte d'Anna Jell (Die französischen Übersetzungen von Kafkas "Prozess", Innsbruck University Press, 2012, p. 109), où il apparaît clairement que dans son esprit la "fidélité" à l’œuvre réside avant tout dans la littéralité par opposition à la littérarité de la traduction ; d'ailleurs, je ne sais pas si sa connaissance du français est suffisante pour apprécier la valeur littéraire - ou pour déceler les lourdeurs stylistiques - des traductions qu'elle compare :
Der Mann vom Lande bittet in Kafkas Werk um Eintritt in das Gesetz. In Vialattes Version wird der Satzteil mit „demander la permission de pénétrer“ (er bittet um die Erlaubnis einzutreten) übersetzt, er unterschlägt das Gesetz gänzlich. Hier greift David ein und ergänzt Vialattes Übersetzung um „dans la Loi“. Lortholary entscheidet sich für folgende Lösung: „solliciter accès à la Loi“ (er ersucht um Einlass zum Gesetz). Auch Nesme verwendet das Verb „solliciter“, jedoch unterschlägt auch er den Begriff „Gesetz“ gänzlich und beschränkt sich auf die Formulierung „solliciter l’entrée“. Einmal mehr wählt Goldschmidt jene Variante, die dem Text am nächsten ist – „demander l’entrée dans la Loi“ ist die wörtliche Übersetzung der von Kafka gewählten Wendung.
(2) Il est entendu que ces mots d'écrivain et de styliste appellent des précisions qu'il m'est difficile de développer dans le cadre présent. À défaut, je me permets de citer quelques lignes d'un travail en cours sur ce thème :
 il faut chercher dans la mesure du possible à transposer dans la langue d’arrivée la façon de dire les choses et les niveaux de langue utilisées, les particularités et les finesses de style, la musicalité et le rythme de l’original. Je dis bien transposer, et non traduire : en effet, la traduction « technique » rencontre ses limites sur ce plan de la « littérarité » d’un texte, quand le recours à l’adaptation – d'usage au cinéma et au théâtre – n’est permis qu’à titre exceptionnel. De ce fait, la traduction (ou retraduction) de ce qu’il est convenu d’appeler les « grands auteurs », les grandes œuvres littéraires et philosophiques est une entreprise extrêmement périlleuse...
 (3) La "mission (ou tâche) du traducteur" peut faire penser au célèbre essai de Benjamin (Die Aufgabe des Übersetzers), mais il ne s’agit pas ici d’une allusion volontaire. Je me propose cependant de revenir dans une prochaine note sur cette préface à la traduction allemande des Tableaux parisiens de Baudelaire que Walter Benjamin (1892-1941) publie dès 1923 chez Richard Weissbach à Heidelberg.

(4) Je suis bien conscient de la contradiction que l'on peut voir ici : entre l'écrivain styliste et le traducteur qui s'efface devant l'auteur. En allemand, ce paradoxe est d'une certaine manière résolu avec ce mot de "Aufgabe", qui veut dire à la fois mission / tâche et "démission / détachement" (abandon). Benjamin ne serait peut-être pas hostile à la problématisation d'une "dialectique du traducteur". - Or, il y a dans le style / l'écriture de Kafka quelque chose qui porte / entraîne le traducteur. Sans doute l'art / la difficulté de la traduction est alors de prendre les bonnes décisions et de s'y tenir ensuite pour œuvrer á la cohérence du texte d'arrivée.

(5) Le premier chapitre de ma traduction était en ligne sur le site skarlet.net depuis un certain nombre d'années lorsque j'ai reçu, en 2016, ce message de Jean-Daniel Belfond des éditions L'Archipel: "J'aimerais prendre connaissance de votre traduction complète du Procès de Kafka, pour une possible réédition papier, dans l'une de nos collections." Je précise que je n'aurais jamais entrepris ce travail si j'avais su qu'au moins trois nouvelles traductions existaient déjà sur le "marché du livre". Seule mon ignorance m'aura donc permis de mener ce projet à terme. Et l'on imaginera sans peine la joie que m'a procuré ce message inespéré...

(6) C'est l'article de Wolfgang Hottner (FU Berlin), Im Bergwald der Sprache – Zu Walter Benjamins Kritik an Stefan George (conférence tenue à l'Université de Caen, fin novembre 2019, traduction française SK à paraître sur Dedalus) qui a attiré mon attention sur ce point.

(7) Si la renommée de Franz Kafka (1883-1924) ne cesse de croître dès 1926 en République de Weimar, comme le montrent les articles de presse enthousiastes de Kurt Tucholsky & Hermann Hesse, les traductions d'Alexandre Vialatte (1901-1971), dont Le Procès que Gallimard publie en 1933 à Paris, permettent de faire vivre cette œuvre lorsque l'Allemagne s’enfonce dans la barbarie nazie... 

(8) Je cite le début de l'annonce du Monde parue le 20 octobre 2018, où l'on apprend qu'une nouvelle traduction vient s'ajouter aux précédentes:
Le germaniste Jean-Pierre Lefebvre (...), professeur émérite de littérature allemande à l’Ecole normale supérieure, vient de traduire et de commenter l’essentiel des nouvelles et récits de Kafka qui paraissent en deux volumes dans « La Pléiade » (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1408 p. ...). Ces deux premiers volumes rassemblent notamment tous les textes publiés du vivant de Kafka ainsi que ses trois romans posthumes, remis dans l’ordre chronologique de leur écriture, Le Disparu [Amerika] (1911-1912), Le Procès (1914) et Le Château (1922).
Il faut dire que si l’œuvre de Franz Kafka est désormais dans le domaine public, les traductions françaises ne le sont pas. Après le décès d'Alexandre Vialatte  une procédure juridique a été intentée lorsque les éditions Gallimard ont voulu publier une version revue et corrigée de la traduction de 1933. Arguant que Vialatte était un auteur à part entière et qu'il ne fallait pas modifier son œuvre, son héritier a obtenu gain de cause. En 1976, Gallimard a donc décidé de sortir la fameuse édition annotée par Claude David dans sa Bibliothèque de la Pléiade. 

(9)  J'ai un jour entendu Cioran dire : "ll faut qu'un livre fasse son chemin". La partie la plus improbable a été miraculeusement parcourue (5). Pour le reste, "il se trouve que la procédure a été engagée" ...



https://www.facebook.com/SpolecnostFranzeKafkyPraha/
Na podzim se u nás zastavil Stefan Kaempfer, překladatel žijící v Berlíně. Tento týden nám od něj přišel jeho nový francouzský překlad Kafkova Procesu, který věnoval do naší knihovny i s milým vzkazem. Velice děkujeme a přejeme mnoho úspěchů!

 Traduction automatique du tchèque [ici]
(d'abord en allemand, puis de l'allemand en français !)

Im Herbst kam der in Berlin lebende Übersetzer Stefan Kaempfer vorbei. Diese Woche erhielten wir von ihm seine neue französische Übersetzung von Kafkas Prozess, die er unserer Bibliothek mit einer schönen Nachricht übermittelte. Vielen Dank und viel Erfolg!

À l'automne, le traducteur Stefan Kaempfer, qui vit à Berlin, est passé. Cette semaine, nous avons reçu de lui sa nouvelle traduction française du Procès de Kafka, qu'il a envoyée à notre bibliothèque avec un beau message. Merci et bonne chance!

 Společnost Franze Kafky, The Franz Kafka Society of Prague - Facebook, 22 décembre 2017


http://www.editionsecriture.com/livre/le-proces/http://www.archipoche.com/livre/le-proces-2/

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