mercredi 16 décembre 2015

La peste à Marseille

Je découvre avec intérêt des documents d'époque sur la peste de 1720 à Marseille, dont un compte-rendu publié dès 1723 (à Cologne) : il semble que l’auteur – non mentionné sur la couverture - est le médecin Jean-Baptiste Bertrand, mais celui-ci prétend dans la préface n’être que « peu versé » dans la médecine et renvoie aux observations médicales d’un « docteur Bernard » à la fin de son exposé qui combleraient ces lacunes. Sur la couverture de l’exemplaire numérisé – provenant de l’Université du Michigan (USA) et intitulé Relation historique de tout ce qui s’est passé à Marseille pendant la dernière peste (1) - figure l'ajout manuscrit « par Jean-Baptiste Bertrand ». - Dans ce contexte, il est surprenant que le seul « billette » (sauf-conduit en période d’épidémie), qui soit conservé de cette époque, ait été établi au nom d’un certain Jean-Baptiste Bertrand : il se rendait à Tarascon en août 1721, ce dont on trouve mention dans le livre très instructif de Paul Gaffarel et M. de Duranty, La Peste de 1720 à Marseille et en France d'après des documents inédits (2). La possibilité qu’il s’agisse du même homme n’est pas absurde. Selon les auteurs, ce « billette » a été établi par « Perrin de Lyon, secrétaire du bureau de la santé ». Cela veut-il dire que le voyageur est parti de la ville de Lyon ? ou bien le nom de l’émissaire comporte-t-il une particule (« Perrin de Lyon ») ? Malheureusement, Gaffarel et de Duranty n’accordent pas d’importance particulière à ce sauf-conduit. Or, la suite de leur étude très documentée montre qu’ils connaissaient bien évidemment le livre du « docteur Bertrand » : ils en mentionnent même deux, dont le premier – Observations faites sur la peste qui règne à présent à Marseille et dans la Provence avec un avertissement, publié dès 1721 à Lyon (3) – atteste la présence et l’exercice à Marseille d’un médecin de ce nom au moment de l’épidémie. Mais comme Gaffarel et de Duranty ne citent ni prénoms ni dates et lieux de première publication des ouvrages référencés, on finit par s'y perdre un peu. Et la question reste ouverte : si Jean-Baptiste Bertrand était bien médecin, quelles réserves ou craintes auraient pu le décider à cacher cette qualité et son rôle actif dans le combat contre l'épidémie ?

Dès juin 1720, la peste contamine progressivement la population phocéenne pour ne cesser ses ravages que début 1721 : on parle de 30.000 à 40.000 décès dans la cité de Marseille, qui comptait « 80.000 âmes » selon les échevins (les quatre consuls de la ville - Gaffarel, p.55) et quelque 120.000 habitants selon les estimations actuelles, qui devraient alors inclure les environs de la ville, où l’on enregistre une dizaine de milliers de décès supplémentaires ; au plus fort de l’épidémie (en août et septembre 1720), il arrivait que mille personnes par jour y succombent. Puis le mal, qui s’était propagé jusqu’à Aix, Toulon et la Lozère (Gévaudan), décimant environ un quart de la population provençale estimée à 400.000 personnes, ressurgit en 1722 et fait encore quelque 300 victimes, un nombre relativement peu élevé, qui s’explique certainement par l’immunisation des survivants.




On peut noter plusieurs aspects significatifs. D'abord l’histoire du navire – le Grand-Saint-Antoinetrès probablement à l’origine du fléau, qui arriva à Marseille le 25 mai 1720 en provenance de Syrie (Saïda), avec une cargaison comprenant notamment des tissus infestés – sans doute par des puces – qui, en dépit de la quarantaine imposée, furent débarqués en fraude par des portefaix, provoquant des morts dans leurs rangs et chez les acquéreurs inconscients. Cependant, le capitaine – un certain Chataud - semble avoir respecté toutes les consignes en produisant des « patentes nettes », certifiant qu’aucune épidémie ne sévissait dans son port de départ et les escales effectuées (Tripoli, Chypre, Livourne), même si, au cours de son voyage, il avait fait jeter par-dessus bord le corps d’un voyageur – un Turc – mort d’une « infection », qui s’était embarqué à Tripoli pour un passage à Chypre. Les deux matelots qui avaient touché le corps tombèrent également malades et moururent, puis encore deux autres, dont le chirurgien, et enfin il y eut trois nouveaux malades qui, faute de médecin, furent débarqués à Livourne où ils décédèrent à leur tour. Or, à son arrivée à Marseille, le capitaine produisit les certificats de l’infirmerie de Livourne, attestant que les trois hommes furent emportés par une « fièvre pestilentielle ». Il ne cacha pas non plus les décès à bord, ce qui n’alerta pas outre mesure les autorités sanitaires de Marseille. Néanmoins, il fut emprisonné jusqu’en 1723, malgré la preuve de son « innocence », probablement en regard des risques qu’il encourait à Marseille où la population le jugea responsable de la peste. -  Ensuite l'attitude de l’un des échevins – un certain Estelle – qui avait intérêt à ce que la quarantaine ne dure pas, puisqu’une grande partie des marchandises à bord lui appartenait. Il fut brièvement inquiété, puis innocenté, et semble avoir fait preuve d’un comportement exemplaire au cours de l’épidémie, ce qui peut aussi être interprété comme un « aveu de culpabilité ». Quant au fameux docteur Bertrand, il semble s’être heurté aux autorités médicales de son temps – et notamment aux experts venus de la faculté réputée de Montpellier, dont le docteur Chicoyneau - en soutenant une théorie assez moderne sur la cause de la peste qu'il attribue à des micro-organismes (de « très petits insectes » invisibles à l’œil nu). Véritable personnage de roman (d'où l'attention particulière qui lui revient ici), il fut lui-même atteint plusieurs fois par le mal et y perdit une grande partie de sa famille. - A côté du rôle des magistrats et des médecins, qui pendant deux mois refusèrent de reconnaître la réalité de l’épidémie, il faut souligner l'attitude des religieux et de l’évêque Belzunce, une figure emblématique de cette peste pour être resté auprès des malades et des mourants hautement contagieux dans l'intention de leur apporter un réconfort spirituel.

Cet épisode nous en apprend beaucoup sur l'esprit humain, les attitudes et les réactions face à une situation extrême : d'un côté l'abnégation, le dévouement, dont des personnes comme le docteur Bertrand et l’évêque Belzunce ont fait preuve en se mettant entièrement au service des malades, de l'autre la cupidité, la vénalité d'un Estelle, qui cherche à écourter la quarantaine du Grand-Saint-Antoine ou à faire décharger ses étoffes à la dérobée afin de pouvoir les vendre plus rapidement, ou encore l'arrogance, le dédain d'un docteur Chicoyneau (4) qui, fort de l'autorité scientifique de la prestigieuse faculté de Montpellier et en accord avec les magistrats de Marseille pratiquant la proverbiale stratégie de l'autruche, ignore ou minimise pendant de précieuses semaines l'ampleur de la catastrophe, retardant ainsi la mise en place de mesures d'urgence. - On imagine également la souffrance proprement inhumaine accompagnant la mort de la moitié des habitants, l'impossible prise en charge de tous ces corps sans nom se décomposant dans les rues, les conditions épouvantables de l'enfermement dans une ville à l'agonie, soumise au blocus, la peur constante des personnes vaillantes d'être à leur tour anéanties par la peste...

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Notes

(1) Cet exemplaire de la Relation historique de tout ce qui s’est passé à Marseille pendant la dernière peste (éd. 1723) a été numérisé sur initiative de > Google

(2) L'étude intitulée La Peste de 1720 à Marseille et en France d'après des documents inédits (éd. 1911) se trouve chez > Gallica. - Le billette délivré à Jean-Baptiste Bertrand le 9 août 1721 y est évoqué p.13. Les auteurs ajoutent que ce seul sauf-conduit qui nous reste de cette époque « ne présente d'ailleurs rien de particulier ni d'intéressant. »

(3) La publication des Observations faites sur la peste qui règne à présent à Marseille et dans la Provence, sans doute rédigées pendant et immédiatement après l'épidémie en collaboration avec un certain docteur Michel, pourrait justifier un séjour du docteur Bertrand à Lyon en 1721 et donc accréditer l'hypothèse que le billette lui a été délivré dans cette même ville par un dénommé Perrin.

(4) Puisque le docteur Bertrand publie son ou ses compte-rendus dès la fin de l'épidémie, le différend qui paraît l'avoir opposé aux représentants de la faculté de Montpellier a dû le conduire à conserver son anonymat (tout relatif). C'est notamment son intuition de l'origine microbienne de la peste qui est remarquable. Mais, n'ayant à cette époque aucun moyen de mener une recherche comme celle d'Alexandre Yersin à la fin du 19e Siècle, il ne pouvait pas affronter les certitudes académiques de ses puissants contradicteurs et risquer des représailles qui l'auraient peut-être empêché de poursuivre sa carrière de médecin.

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On peut consulter d'autres publications anciennes concernant la peste de 1720 sur > Gallica. - En revanche, on comprendra aisément que peu de documents d'époque existent sur la Peste Noire qui, entre 1347 et 1352, décima selon les différentes estimations entre 30 et 50% de la population européenne, soit quelque 25 millions de personnes, auxquelles il faudrait ajouter de nombreuses victimes ailleurs dans le monde (Chine, Proche et Moyen-Orient, Afrique du Nord...). - Voici sa progression en Europe, résumée par Wikipédia :

Depuis Marseille [!], en novembre 1347, elle gagna rapidement Avignon, en janvier 1348, alors cité papale et carrefour du monde chrétien : la venue de fidèles en grand nombre contribuant à sa diffusion. Début février, la peste atteint Montpellier puis Béziers. Le 16 février 1348, elle est à Narbonne, début mars à Carcassonne, fin mars à Perpignan. Fin juin, l'épidémie atteint Bordeaux. À partir de ce port, elle se diffuse rapidement à cause du transport maritime. L'Angleterre est touchée le 24 juin 1348. Le 25 juin 1348, elle apparaît à Rouen, puis à Pontoise et Saint-Denis. Le 20 août 1348, elle se déclare à Paris. En septembre, la peste atteint le Limousin et l'Angoumois, en octobre le Poitou, fin novembre Angers et l'Anjou. En décembre, elle est apportée à Calais depuis Londres. En décembre 1348, elle a envahi toute l’Europe méridionale, de la Grèce au sud de l'Angleterre. L'hiver 1348-1349 arrête sa progression, avant qu'elle resurgisse à partir d'avril 1349. - En décembre 1349, la peste a traversé presque toute l’Allemagne, le Danemark, l’Angleterre, le Pays de Galles, une bonne partie de l’Irlande et de l’Écosse. Elle continue ensuite sa progression vers l'est et vers le nord dévastant la Scandinavie en 1350, s'arrêtant aux vastes plaines inhabitées de Russie en 1351...


Pieter Brueghel l'Ancien - Le Triomphe de la Mort (1562)

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