jeudi 3 novembre 2016

Digressions sur le totalitarisme

 I. - La révolution totalitaire



C'est une hypothèse qui me turlupine depuis longtemps. Mais ce n'est qu'une hypothèse, et je n'ai pas vraiment les compétences pour l'étudier ou même l'exposer comme elle le mériterait. Je me souviens qu'en cours d'histoire on nous apprenait - et on continue sans doute de le faire aujourd'hui - que la Révolution Française pouvait être interprétée comme la prise de pouvoir de la classe bourgeoise. Devenue très puissante, très riche au cours des siècles de la Renaissance et des Lumières européennes, qui ont vu les marchands et les voyageurs devenir des fabricants et des entrepreneurs, comme les Fugger d'Augsbourg, qui finançaient déjà les "campagnes électorales" des empereurs au début du 16e Siècle, il manquait un certain nombre de lois et de libéralisations d'ordre économique à leurs pleins pouvoirs, que les révolutions de la fin du 18e Siècle ont - après une période de latence - permis d'instaurer.

C'est cette période de latence qui peut donner à penser...

Admettons un instant que les "révolutions totalitaires" du 20e Siècle ont permis de porter au pouvoir une nouvelle classe sociale, plus précisément cette petite-bourgeoisie bureaucratique que l'on a vu à l’œuvre dans les régimes autoritaires. Si les marchands voyageurs de la Renaissance ont mis un certain temps à se transformer en industriels capitalistes, qui allaient supplanter l'aristocratie européenne à la tête des affaires, quelle pourrait être l'origine et quel serait le destin de cette nouvelle caste bureaucratique et gestionnaire ?


Il y a une coïncidence qui donne également à penser...

À l'image de la quasi-simultanéité des révolutions bourgeoises et industrielles, la chute du communisme autoritaire coïncide avec une autre "révolution" - électronique et technologique - qui déferle sur la planète en voie de globalisation dès les années 1995/2000 avec le Personal Computer (PC*) et la mise en place d'Internet. On y ajoutera un certain nombre d'autres appareillages qui ont également tendance - et c'est le point crucial - à changer le comportement humain : la téléphonie mobile, le Global Positioning System (GPS) etc. etc.

Il ne faut pas être très observateur pour remarquer que le système qui se met actuellement en place tend vers la surveillance globale, non seulement des individus mais également des groupes sociaux et des espaces de la planète. En réfléchissant, je me demande même si cette évolution, qui paraît aujourd'hui inéluctable, est encore véritablement sous contrôle humain ou si elle ne fonctionne pas déjà essentiellement "en automatique".

Mais pourquoi la petite-bourgeoisie ?

Ce n'est là qu'un mot pour désigner un nouveau genre d'hommes, un peu à l'image d'un control guy, d'un contrôleur, d'un gestionnaire qui veille au bon fonctionnement d'un "appareil". J'ai tendance à l’appeler "petit-bourgeois" pour son manque de culture, son étroitesse d'esprit, sa morale autoritaire, son amour immodéré pour le kitsch. Mais je sais parfaitement que je peux me tromper à ce sujet ou, plutôt, que l'on peut également faire le portrait inverse : des connaissances approfondies dans un domaine particulier, une ouverture d'esprit pour tout ce qui est "nouveau", une morale libertine et un goût pour les belles choses.

Peu importe, car le problème n'est pas vraiment là. Les historiens et les sociologues pourront mettre leur science au service de cette question. Le problème est tout simplement de savoir si les "révolutions totalitaires" du 20e Siècle vont avoir gain de cause dans les décennies ou les siècles à venir, passée la "période de latence" que nous vivons actuellement. Et je ne vous cacherai pas que mon pronostic personnel n'est pas très optimiste.

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(*) Les PC existent depuis plus longtemps, et une première vague d'engouement se fait sentir dès les années 80 avec le Commodore 64 (1983) et bien sûr le Macintosh d'Apple (1984).


II. - Le degré zéro de la culture



Les dynamiteurs du Temple de Baal – ou des Bouddhas géants – ne font que reproduire à leur niveau ce que les hommes ont toujours voulu faire, les révolutionnaires français, russes, les fascistes : abolir l'Histoire, repartir à zéro.

Je pense à l'histoire de l'Art, en particulier dans les pays de langue allemande (Prague, Vienne, Berlin) des années 1900/1920, où les expressionnistes, les néo-objectivistes, les dadaïstes et d'autres ont produit des chefs d’œuvres dans tous les rayons, au cinéma (Lubitsch, Lang, Murnau, Wilder...), en peinture (Beckmann, Kirchner...), en littérature à Prague et Vienne (Kafka, Rilke, Trakl, Schnitzler, Musil...) ou à Berlin (les frères Mann, Döblin, Serner, Brecht...), en musique (Weill, Dessau, Schönberg, Berg, Webern...) : tout ce name dropping - pardon ! - pour dire que l'avènement du fascisme a coupé le fil de cette évolution artistique fabuleuse, qui aurait certainement conduit vers de nouveaux sommets, en la remplaçant par ce qu'il faut bien appeler, a contrario, le kitsch nazi.

En 1953, Barthes avait publié Le degré zéro de l'écriture, un livre qui fit date et que tout littéraire devrait avoir eu entre les mains. Parallèlement, on assista à la naissance du Nouveau Roman avec des auteurs comme Duras, Robbe-Grillet ou Nathalie Sarraute. Mais sans doute tout cela avait-il commencé avec La Nausée de Sartre (1938), L'étranger de Camus (1942) et le Murphy de Beckett (1938 en anglais /1951 en français).

La formule de Barthes pourrait s'étendre à la culture en général en définissant un point de rupture et une phase de vacuité : Le degré zéro de la culture. Cette rupture, l'Histoire le montre, est toujours autoritaire. Elle s'accompagne du musellement, du bannissement des courants artistiques « différents » : de ceux qui ne respecteraient pas la « ligne » fixée par le nouveau régime. Et, paradoxalement, on remarque ensuite, après un certain flottement «révolutionnaire » et à la place d'un « recommencement à zéro » (forcément paradoxal) un retour à certaines références traditionnelles, voire « classiques » : les réalismes socialiste ou fasciste, comparés à l'inventivité artistique qui a précédé, font définitivement figure d'art mort.

La Révolution de 1789 peut être considérée comme la « scène primitive » de cette rupture moderne avec la continuité historique, marquée par une volonté de recommencement radical et symbolisée entre 1792 et 1806 par le calendrier républicain. - La Révolution de 1917 répéta cette scène primitive pour sombrer, soixante-dix ans plus tard, dans le néant. D'ailleurs ce qui étonne, lorsque le cauchemar s'estompe, en 1945, en 1989, c'est la capacité des gens à faire comme si la réalité en question, désormais révolue, n'avait jamais existé. Comme si de rien n'était, on repasse à l'ordre du jour !


III. - Pensée magique, pensée rationnelle


Lorsque, dans leur exil américain, les penseurs Horkheimer et Adorno rédigèrent la « Dialectique des Lumières » (1), ils ne devaient pas se douter que leur thèse se vérifierait quelque soixante-dix ans plus tard dans des conditions bien différentes de celles qu'ils avaient fui, après avoir assisté à l'effondrement de la civilisation européenne dans le maelstrom de la barbarie fasciste et en particulier du nazisme allemand. Cette thèse tient en quelques mots : la victoire du rationalisme sur la mythologie n'est qu'apparente car, en cherchant à dominer la nature tant extérieure (notre fameux « environnement ») qu'intérieure (nos « pulsions », « affects » etc.), la pensée issue des Lumières se fourvoie progressivement dans une nouvelle forme de mythologie qui rationalise la domination économique, technologique que l'homme entend exercer sur un monde « démythifié » (« désenchanté », « objectivé ») et en dernière instance sur sa propre nature (« humaine »). D'où une forme inédite de barbarie, enfantée par la civilisation même qui se place sous le signe exclusif du rationalisme.

Pour qui divise l'humanité en camps du bien et du mal, en civilisés d'un côté et barbares de l'autre, pour qui admet une « barbarie des origines » dont la civilisation nous aurait délivrés une fois pour toutes, cette thèse restera incompréhensible. Or, l'histoire nous enseigne – en particulier avec l'exemple du fascisme allemand qui constitue la préoccupation principale de nos auteurs – que les braves travailleurs présumés « naïfs » tout comme les bons bourgeois considérés comme « raffinés » et « cultivés » peuvent, dans certaines circonstances, se transformer en bêtes féroces, en monstres déshumanisés, en robots exécutant l'ordre d'un « guide » de droit quasi « divin », ou peut-être simplement d'un « shaman moderne » dont les vociférations sont démultipliées par le « miracle » technologique de la radio, dont tous les foyers allemands ont été religieusement équipés dès 1933. Et qui finissent par commettre le plus grand massacre collectif que l'humanité ait connu jusqu'alors. C'est cela que nos auteurs ont essayé de comprendre. Et quoi de plus patent que l'irruption d'une « pensée magique », que l'on croyait bannie à jamais, dans cet univers rationnel et déjà hautement technologique de l'entre-deux-guerres.

La transposition de cette thèse à l'époque présente doit s'arrêter sur ce que j'appelle ici la « pensée magique ». Comme il est malaisé de tracer une ligne de démarcation entre barbarie et civilisation, puisqu'il s'agit de deux pôles entre lesquels l'humanité n'a cessé d'osciller tout au long de son histoire, il serait absurde de considérer que nos activités de pensée puissent se réduire à leur seule dimension rationnelle. Et c'est précisément cette erreur qui fut commise par les Lumières, en particulier avec le projet cartésien de « détacher [notre] esprit des sens » et de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (2). Car ce projet, que l'humanité scientifique s'est employée dès lors à mettre en œuvre, possède lui-même toutes les caractéristiques d'une « pensée magique » qui - c'est le point crucial - fait irrémédiablement partie du fonctionnement complexe de nos activités mentales, s'inspirant de notre sensibilité et de nos désirs, de notre imaginaire et de nos rêves, mais sans doute également de notre folie, de nos excès, de nos angoisses. Avec la négation, le déni de ces éléments si importants pour l'évolution singulière de l'humanité à travers les âges, on quitte déjà le terrain de la « pensée rationnelle » pour un monde parallèle où nos désirs de toute-puissance sont censés se réaliser, bien souvent en dépit du bon sens que Descartes pensait encore être « la chose au monde la mieux partagée ». Or, il semble de plus en plus difficile de lui donner raison sur ce point.

La pensée magique ressurgit donc, tel le fameux retour du refoulé prédit par Freud, dans un univers rationnel et technologique. Et si celui-ci se définit comme « civilisation », il ne restera à celle-là que la forme de la « barbarie » dans la logique binaire du tiers exclu : depuis les jeux de guerre virtuelle dont on abreuve aujourd'hui nos enfants jusqu'aux prêches digitales au milieu de têtes réellement tranchées.

Force est de constater que le projet rationnel de domination de la nature s'accompagne aujourd'hui d'un désastre aussi bien écologique qu'économique qui encadre ce que l'on désigne par le pléonasme moderne de « monde globalisé ». Sous nos latitudes, les chiffres du chômage approchent à présent de ceux qui ont précédé l’avènement de la barbarie nazie tandis que, dans un certain nombre de pays maintenus dans la pauvreté, les conditions de travail et les salaires sont encore comparables à ceux qui prévalaient en Occident au 19e Siècle. Comme si cela ne suffisait pas, le projet initial de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » se solde actuellement par une série aussi impressionnante qu'imprévisible de « catastrophes écologiques », que les apôtres de la mondialisation libérale aimeraient encore nous vendre comme des phénomènes indépendants du système économique qui de toute évidence les engendre. Ce sont en particulier les changements climatiques et la désertification croissante de la planète qui, avec la paupérisation des populations et la multiplication des scènes de guerre, entraînent ce que l'on nomme par euphémisme la « crise des migrants », prédite depuis longtemps. Celle-ci vient intensifier la pression d'une crise économique et financière qui - paradoxe ! - tend à s'éterniser.

Un terreau idéal pour cette nouvelle forme de « terrorisme » high-tech mû par une pensée magique qui, refoulée, revient sous la forme effrayante d'un cauchemar réel dont l'irrationalité fondamentale se nourrit de la rationalité même qui pensait pouvoir l'exclure : c'est cela qu'il s'agissait ici de montrer.

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Précisons encore, pour éviter les méprises, qu'il nous est désormais impossible de retourner à la nature dans sa pureté originelle comme l'imaginait encore Rousseau, ou à une quelconque mythologie antique, voire une pensée animiste, car nous ne saurions effacer « l'Âge de Raison » sans risquer une nouvelle fois d'être en proie à l'une de ces régressions dont les fondamentalismes monothéistes offrent de nos jours un tableau clinique de tout premier choix. Car ils se sont emparé du besoin humain de métaphysique que le rationalisme scientifique se faisait fort d'éradiquer comme s'il s'agissait d'une maladie infantile de l'humanité. Alors que nous étions déjà en train d'apprendre à philosopher.


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Références

(1) Max Horkheimer & Theodor W. Adorno : Dialektik der Aufklärung, philosophische Fragmente, New York 1944 /Amsterdam 1947 / Francfort 1969 - Traduction française : Dialectique de la raison, fragments philosophiques, Paris 1974
(2) René Descartes : Méditations Métaphysiques, Paris 1641 (« détacher mon esprit des sens », 4e Méditation, début). - Id. (anonyme) : Discours de la Méthode, Leyde 1637 (« nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », 6e partie, 2e paragraphe)


 Détail de la Grotte de Lascaux


I. - 22 décembre 2013
II. - 24 août 2015  
III. - 3 novembre 2016

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