Dès l'été 1876, en plein milieu du premier Festival [de Bayreuth],
je fis en moi-même mes adieux à Wagner. Je ne supporte rien d'ambigu ;
depuis que Wagner était en Allemagne, il se montrait peu à peu
complaisant envers tout ce que je méprise – même l’antisémitisme... (2)
***
Lorsque
Zarathoustra arriva dans la ville la plus proche, qui se trouvait aux
abords des bois, il y vit beaucoup de peuple rassemblé au marché car on
avait annoncé le spectacle d'un funambule. Et Zarathoustra parla ainsi
au peuple :
Je vous enseigne le surhomme. L'homme est quelque chose qui doit être dépassé. Qu'avez-vous fait pour le dépasser ?
Tous
les êtres jusqu'à présent ont créé quelque chose au-delà d'eux-mêmes,
et vous voulez être le reflux de cette grande marée en préférant
retourner à la bête plutôt que de dépasser l'homme ?
Qu'est
le singe pour l'homme ? Un éclat de rire ou une gêne douloureuse ? Et
c'est cela même que l'homme doit être pour le surhomme : un éclat de
rire ou une gêne douloureuse.
Vous
avez parcouru le chemin du ver jusqu'à l'homme, et il y a encore
beaucoup de ver en vous. Autrefois, vous étiez simiens et aujourd'hui
encore, l'homme est plus simien qu’un singe.
Mais
le plus sage d'entre vous n'est lui-même qu'une fêlure et un hybride
entre la plante et le fantôme. Mais vous dis-je de devenir fantôme ou
plante ?
Voyez, je vous enseigne le surhomme !
Le surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le surhomme soit le sens de la terre !
Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre, et ne croyez pas ceux qui vous parlent d'espoirs surnaturels. Ce sont des empoisonneurs, qu'ils le sachent ou non.
Ce sont des contempteurs de la vie, moribonds et empoisonnés eux-mêmes, dont la terre est lasse : qu'ils s'en aillent donc !
Autrefois,
le plus grand blasphème fut le blasphème envers Dieu, mais Dieu est
mort et donc ses blasphémateurs le sont aussi. Ce qu'il y a de plus
effroyable aujourd'hui, c'est de blasphémer contre la terre et de tenir
les entrailles de l'insondable en plus haute estime que le sens de la
terre ! (3)
_____________________________
Notes et bref commentaire
(1)
Friedrich Nietzsche (1844-1900) est incontestablement l'un des plus
grands philosophes modernes. Le 3 janvier 1889, il sombre dans la folie à
Turin : la légende veut qu'il éclate en sanglots et embrasse un cheval,
violemment fouetté par son cocher. Après l'intervention de son ami
Franz Overbeck (1837-1905) qui, alerté par ses lettres incohérentes, se
rend sur place quelques jours plus tard, il sera d'abord pris en charge
par sa mère, puis par sa sœur Élisabeth Förster-Nietzsche (1846-1935).
Admiratrice de l'empereur Guillaume II, puis de Mussolini et d'Hitler,
elle est connue pour avoir falsifié certaines parties de l’œuvre de son
frère et notamment les Fragments posthumes, dont elle a tiré un livre intitulé La volonté de puissance
(1906, coédité avec Peter Gast). On consultera à ce propos la mise au
point de l'un des deux éditeurs des œuvres posthumes, Massimo Montinari :
« La volonté de puissance » n'existe pas (1997) [ici en français]. - Pour le lecteur germanophone, les œuvres complètes - publiées du vivant de l'auteur et posthumes - sont disponibles sur Nietzsche Source.
(2) Cette première citation est tirée du recueil Nietzsche contre Wagner
(Naumann, Leipzig 1889) qui comprend des textes plus anciens, certains
remontant à 1877 selon la brève lettre liminaire, datée de Turin, Noël 1888.
Il s'agit de la dernière publication initiée par Nietzsche lui-même. Je
traduis ces quelques lignes qui se trouvent au début du chapitre
intitulé Comment je me suis libéré de Wagner (Wie ich von Wagner loskam).
- Même la sœur de Nietzsche ne sera pas parvenue à produire des preuves
de l'antisémitisme de son frère, qui reste donc une allégation -
certes tenace !
(3) Cette seconde citation est tirée du célèbre Ainsi parlait Zarathoustra (Also sprach Zarathustra)
écrit entre 1882 et 1885, dont les trois premiers livres parurent à
Chemnitz chez Schmeitzner en 1883 et 1884, puis furent réunis en un seul
volume par l'auteur en 1886. Le quatrième et dernier livre connut
d'abord une édition privée en 1885 avant d'être publié par Naumann à
Leipzig en 1891. J'ai quelque peu modifié la traduction française
d'Henri Albert (Paris, Mercure de France, 1903) dont on peut consulter
une version digitalisée [pdf]. Une traduction anglaise avec le texte original en regard est disponible à cette adresse [pdf]. On trouvera notre passage au début de la section 3 du Prologue.
***
Le
choix de la première citation allant de soi, je voudrais brièvement
expliquer pourquoi j'ai tenu à présenter le second extrait. Il ne fait
pas de doute que l'« anti-darwinien » Nietzsche intègre
ici les découvertes du célèbre naturaliste anglais (1809-1882). On note
que le philosophe commence la rédaction de son Zarathoustra l'année même de la mort de Darwin qui fit paraître son texte majeur - De l'origine des espèces - dès 1859 à Londres.
Le
"surhomme" est connu pour être l'un des thèmes favoris du fascisme
européen et en particulier du nazisme allemand qui, avec une logique
aussi infernale que binaire, l'oppose à un autre concept meurtrier : le
"sous-homme". Rien de tout cela dans le texte de Nietzsche qui, n'étant
pas très versé dans les sciences naturelles, a réinterprété le
darwinisme à sa façon quelque peu naïve mais non sans une certaine
pertinence.
Que
l'on me permette un bref détour par Freud (1856-1939) qui. comme on
sait, n'était pas un homme modeste. En substance, l'inventeur de la
psychanalyse dit que les sciences ont infligé trois "blessures
narcissiques" à l'Homme : celle - cosmologique - de Copernic d'abord,
qui met fin au mythe du géocentrisme, celle - biologique - de Darwin
ensuite, qui invalide la légende de l'origine divine de l'Homme, et
enfin celle - psychologique - de Freud lui-même, dont la découverte de
l'inconscient met à mal l'hégémonie supposée de la conscience. - Il faut
ajouter que Freud, qui a lu Nietzsche sur le tard, s'étonna que le
philosophe ait anticipé certaines de ses découvertes.
Quel
est alors le sens du surhomme nietzschéen ? - J'interprète comme ceci :
désespéré face à la réalité humaine de son temps, comme nous pouvons
l'être encore davantage aujourd'hui, le philosophe affirme que l'Homme
n'est pas fini, que son évolution non seulement n'est pas terminée, mais
qu'il a tendance à régresser, qu'il est à l'occasion plus bestial
qu'une bête, ce que nous pourrions également confirmer sans peine. Il
cherche donc une solution. Il estime que l'être conscient, la Raison,
les Lumières à l'origine de la Révolution Française n'y peuvent rien :
l'Homme civilisé est constamment menacé de régression dans la barbarie
la plus abyssale. Il en conclut que l'Évolution doit se poursuivre ou,
dans la terminologie actuelle, qu'une "mutation" serait nécessaire pour
dépasser cette existence "hybride" que l'Homme se condamne à mener.
Je
considère que sa "naïveté", tout à fait excusable à l'époque, tient à
ceci : d'une part la mutation n'est pas automatique puisque certaines
espèces ne se sont pas substantiellement modifiées au cours de dizaines,
de centaines de millions d'années ; d'autre part, il est très hasardeux
et dangereux de vouloir intervenir sur l'évolution de notre propre
espèce, que ce soit par la "sélection" (!) des nazis, par
l'enseignement, comme celui du Zarathoustra de Nietzsche, probablement
porté par une idée messianique, ou encore in vitro en suivant la tendance actuelle à l'expérimentation totale (J. Poulain).
Or, Nietzsche donne tout-de-même une indication qui me paraît primordiale dans le contexte actuel : l'Homme, pour évoluer, doit rester fidèle à la terre. Puisque l'au-delà n'est plus, nous devons nous concentrer sur l'ici-bas.
Peut-être faut-il alors inverser la proposition du philosophe : grâce à
sa formidable diversité et son pouvoir de transformation, la Nature - et elle seule - doit nous révéler le sens de ce qu'il serait préférable, après tout, de nommer le post-humain.
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