vendredi 28 août 2015

Lire Nietzsche




Voici deux citations de Friedrich Nietzsche (1) :

Dès l'été 1876, en plein milieu du premier Festival [de Bayreuth], je fis en moi-même mes adieux à Wagner. Je ne supporte rien d'ambigu ; depuis que Wagner était en Allemagne, il se montrait peu à peu complaisant envers tout ce que je méprise – même l’antisémitisme... (2)

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Lorsque Zarathoustra arriva dans la ville la plus proche, qui se trouvait aux abords des bois, il y vit beaucoup de peuple rassemblé au marché car on avait annoncé le spectacle d'un funambule. Et Zarathoustra parla ainsi au peuple :
Je vous enseigne le surhomme. L'homme est quelque chose qui doit être dépassé. Qu'avez-vous fait pour le dépasser ?
Tous les êtres jusqu'à présent ont créé quelque chose au-delà d'eux-mêmes, et vous voulez être le reflux de cette grande marée en préférant retourner à la bête plutôt que de dépasser l'homme ?
Qu'est le singe pour l'homme ? Un éclat de rire ou une gêne douloureuse ? Et c'est cela même que l'homme doit être pour le surhomme : un éclat de rire ou une gêne douloureuse.
Vous avez parcouru le chemin du ver jusqu'à l'homme, et il y a encore beaucoup de ver en vous. Autrefois, vous étiez simiens et aujourd'hui encore, l'homme est plus simien qu’un singe.
Mais le plus sage d'entre vous n'est lui-même qu'une fêlure et un hybride entre la plante et le fantôme. Mais vous dis-je de devenir fantôme ou plante ?
Voyez, je vous enseigne le surhomme !
Le surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le surhomme soit le sens de la terre !
Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre, et ne croyez pas ceux qui vous parlent d'espoirs surnaturels. Ce sont des empoisonneurs, qu'ils le sachent ou non.
Ce sont des contempteurs de la vie, moribonds et empoisonnés eux-mêmes, dont la terre est lasse : qu'ils s'en aillent donc !
Autrefois, le plus grand blasphème fut le blasphème envers Dieu, mais Dieu est mort et donc ses blasphémateurs le sont aussi. Ce qu'il y a de plus effroyable aujourd'hui, c'est de blasphémer contre la terre et de tenir les entrailles de l'insondable en plus haute estime que le sens de la terre ! (3)



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Notes et bref commentaire

(1) Friedrich Nietzsche (1844-1900) est incontestablement l'un des plus grands philosophes modernes. Le 3 janvier 1889, il sombre dans la folie à Turin : la légende veut qu'il éclate en sanglots et embrasse un cheval, violemment fouetté par son cocher. Après l'intervention de son ami Franz Overbeck (1837-1905) qui, alerté par ses lettres incohérentes, se rend sur place quelques jours plus tard, il sera d'abord pris en charge par sa mère, puis par sa sœur Élisabeth Förster-Nietzsche (1846-1935). Admiratrice de l'empereur Guillaume II, puis de Mussolini et d'Hitler, elle est connue pour avoir falsifié certaines parties de l’œuvre de son frère et notamment les Fragments posthumes, dont elle a tiré un livre intitulé La volonté de puissance (1906, coédité avec Peter Gast). On consultera à ce propos la mise au point de l'un des deux éditeurs des œuvres posthumes, Massimo Montinari : « La volonté de puissance » n'existe pas (1997) [ici en français]. - Pour le lecteur germanophone, les œuvres complètes - publiées du vivant de l'auteur et posthumes - sont disponibles sur Nietzsche Source.

(2) Cette première citation est tirée du recueil Nietzsche contre Wagner (Naumann, Leipzig 1889) qui comprend des textes plus anciens, certains remontant à 1877 selon la brève lettre liminaire, datée de Turin, Noël 1888. Il s'agit de la dernière publication initiée par Nietzsche lui-même. Je traduis ces quelques lignes qui se trouvent au début du chapitre intitulé Comment je me suis libéré de Wagner (Wie ich von Wagner loskam). - Même la sœur de Nietzsche ne sera pas parvenue à produire des preuves de l'antisémitisme de son frère, qui reste donc une allégation -  certes tenace !

(3) Cette seconde citation est tirée du célèbre Ainsi parlait Zarathoustra (Also sprach Zarathustra) écrit entre 1882 et 1885, dont les trois premiers livres parurent à Chemnitz chez Schmeitzner en 1883 et 1884, puis furent réunis en un seul volume par l'auteur en 1886. Le quatrième et dernier livre connut d'abord une édition privée en 1885 avant d'être publié par Naumann à Leipzig en 1891. J'ai quelque peu modifié la traduction française d'Henri Albert (Paris, Mercure de France, 1903) dont on peut consulter une version digitalisée [pdf]. Une traduction anglaise avec le texte original en regard est disponible à cette adresse [pdf]. On trouvera notre passage au début de la section 3 du Prologue.

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Le choix de la première citation allant de soi, je voudrais brièvement expliquer pourquoi j'ai tenu à présenter le second extrait. Il ne fait pas de doute que l'« anti-darwinien » Nietzsche intègre ici les découvertes du célèbre naturaliste anglais (1809-1882). On note que le philosophe commence la rédaction de son Zarathoustra l'année même de la mort de Darwin qui fit paraître son texte majeur - De l'origine des espèces - dès 1859 à Londres.

Le "surhomme" est connu pour être l'un des thèmes favoris du fascisme européen et en particulier du nazisme allemand qui, avec une logique aussi infernale que binaire, l'oppose à un autre concept meurtrier : le "sous-homme". Rien de tout cela dans le texte de Nietzsche qui, n'étant pas très versé dans les sciences naturelles, a réinterprété le darwinisme à sa façon quelque peu naïve mais non sans une certaine pertinence.

Que l'on me permette un bref détour par Freud (1856-1939) qui. comme on sait, n'était pas un homme modeste. En substance, l'inventeur de la psychanalyse dit que les sciences ont infligé trois "blessures narcissiques" à l'Homme : celle - cosmologique - de Copernic d'abord, qui met fin au mythe du géocentrisme, celle - biologique - de Darwin ensuite, qui invalide la légende de l'origine divine de l'Homme, et enfin celle - psychologique - de Freud lui-même, dont la découverte de l'inconscient met à mal l'hégémonie supposée de la conscience. - Il faut ajouter que Freud, qui a lu Nietzsche sur le tard, s'étonna que le philosophe ait anticipé certaines de ses découvertes.
Quel est alors le sens du surhomme nietzschéen ? - J'interprète comme ceci : désespéré face à la réalité humaine de son temps, comme nous pouvons l'être encore davantage aujourd'hui, le philosophe affirme que l'Homme n'est pas fini, que son évolution non seulement n'est pas terminée, mais qu'il a tendance à régresser, qu'il est à l'occasion plus bestial qu'une bête, ce que nous pourrions également confirmer sans peine. Il cherche donc une solution. Il estime que l'être conscient, la Raison, les Lumières à l'origine de la Révolution Française n'y peuvent rien : l'Homme civilisé est constamment menacé de régression dans la barbarie la plus abyssale. Il en conclut que l'Évolution doit se poursuivre ou, dans la terminologie actuelle, qu'une "mutation" serait nécessaire pour dépasser cette existence "hybride" que l'Homme se condamne à mener.

Je considère que sa "naïveté", tout à fait excusable à l'époque, tient à ceci : d'une part la mutation n'est pas automatique puisque certaines espèces ne se sont pas substantiellement modifiées au cours de dizaines, de centaines de millions d'années ; d'autre part, il est très hasardeux et dangereux de vouloir intervenir sur l'évolution de notre propre espèce, que ce soit par la "sélection" (!) des nazis, par l'enseignement, comme celui du Zarathoustra de Nietzsche, probablement porté par une idée messianique, ou encore in vitro en suivant la tendance actuelle à l'expérimentation totale (J. Poulain).

Or, Nietzsche donne tout-de-même une indication qui me paraît primordiale dans le contexte actuel : l'Homme, pour évoluer, doit rester fidèle à la terre. Puisque l'au-delà n'est plus, nous devons nous concentrer sur l'ici-bas. Peut-être faut-il alors inverser la proposition du philosophe : grâce à sa formidable diversité et son pouvoir de transformation, la Nature - et elle seule - doit nous révéler le sens de ce qu'il serait préférable, après tout, de nommer le post-humain.


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