Réflexions sur le droit à la parole

1. - Il faut être quelqu'un pour avoir le droit à la parole, c'est-à-dire: posséder une identité et un domaine de compétence reconnus.

1.1. - Le "droit à la parole" désigne plus précisément l'accès et la participation au débat public, où l'on touche un nombre plus ou moins important de personnes (lectorat, auditoire, téléspectateurs, followers).

1.1.1. - Or, les "anonymes" - anciens membres de la "majorité silencieuse" - restent largement exclus de la parole publique, à moins d'apparaître, à l'occasion, dans un montage où leur parole fonctionne alors comme justification (faire-valoir) d'un message sur lequel ils n'ont aucun contrôle. Ou encore de bénéficier, par exemple, du retweet d'une personnalité qui leur procure alors les fameuses "quinze minutes de célébrité" (Warhol).

1.2. - Dans ce contexte collectif, il faut évoquer le rôle des "influenceurs" et la notion de "tendance". Les messages qui se conforment à - ou confirment - une tendance relèvent pour la plupart du "remplissage" puisque c'est le nombre (de reposts, de likes) qui en détermine (mesure) la "popularité".

1.2.1. - Les influenceurs ou "faiseurs d'opinion" interviennent en particulier dans les domaines du commerce et de la politique. Au service de groupes d'intérêt, leur but est de susciter l'adhésion d'un nombre conséquent de personnes à une tendance afin d'influer sur - ou de modifier - les comportements.

1.2.2. - Si elles peuvent paraître spontanées, les tendances sont souvent créées de toutes pièces par des spécialistes, qui repèrent des "préférences" et des "ressentiments" au sein d'une population afin d'y susciter un engouement (pour un produit, une mode, une conviction etc.) ou un rejet (d'une politique, d'un discours officiel etc.).

1.2.3. - Indépendamment de ses contenus (revendications), le mouvement des Gilets Jaunes peut être considéré comme un cas spécial de "tendance de rejet" plus ou moins spontanée de la parole "officielle" (gouvernementale). Ce mouvement très clivant fait émerger deux camps: les pour et les contre. Il en ressort un caractère binaire, comparable à celui qui façonne les comportements en matière de mode: être in ("à la mode") ou out (out of style, démodé).

1.2.4. - On peut mener une réflexion similaire sur les mouvements de révolte de la jeunesse dans les années 1960/70. S'ils contestaient sans doute à juste titre le monde figé d'alors, ils étaient également proches d'un phénomène de mode, en particulier avec la culture pop, des festivals comme Woodstock, le mouvement hippie etc. On observe par ailleurs que les "combats politiques" avaient parfois un caractère "emprunté", comme le maoïsme ou le trotskisme des étudiants parisiens en 1968, qui ont ensuite été largement reniés par les intéressés (Glucksmann, Lévy, Cohn-Bendit et d'autres).

2. - Dans notre contexte, il faut entendre l'anonymat, non pas comme le refus de dire son nom, mais comme la condition de l'immense majorité des gens, dont l'identité et le domaine de compétence ne sont pas reconnus ou reconnaissables (1.).

2.1. - Si, pour décrire ce phénomène, on parlait jadis de "majorité silencieuse" (1.1.1.) ou encore des "masses populaires" se regroupant à l'occasion sous les banderoles des manifestations, on pense aujourd'hui aux millions de "followers" qui, sur les réseaux sociaux, "suivent" et commentent ceux qui "ont la voix au chapitre" (les "personnalités").

2.1.1. - Suivi par 17 millions de personnes en 2020, chaque message émis par le compte Twitter de l'actuel président des USA [@realDonaldTrump] génère plusieurs milliers (voire dizaines de milliers) de commentaires. À raison de plusieurs (parfois dizaines) de tweets par jour, ce compte produit une véritable entropie communicationnelle, dont seuls les analystes des différents services spécialisés (privés ou publics) peuvent éventuellement tirer un enseignement.

2.1.2. - On peut supposer que, dans ce cas, les tendances de l'opinion (1.2.2.) sont calculés à l'aide de codes binaires - selon le schéma ami / ennemi  - assortis d'une évaluation du "statut" des commentateurs et relayeurs ("retweeteurs") d'un message sur la base du nombre de leur propres followers. Ces procédés de quantification éliminent en principe les messages dont les émissaires n'atteignent pas le nombre de "correspondants" qui leur assurerait une "visibilité" significative. Par conséquent, l'originalité potentielle de certains de ces messages d'anonymes semble a priori exclue d'une analyse de contenu (sémantique) axée sur la récurrence de signifiants et la mise en évidence de "mots-clef".

2.2. - Sur les réseaux sociaux, la forme des messages (texte, image, animation, son) a une importance non négligeable: ainsi, une image ou une vidéo a bien plus de chances de faire le "buzz" (créer un engouement plus ou moins éphémère) qu'un texte écrit. Ces messages plus "intuitifs" - à l'honneur sur Instagram - font davantage appel à la pensée analogique (par images), dont on peut retracer l'histoire depuis les peintures rupestres des grottes paléolithiques jusqu'aux écrans contemporains (en passant par la Caverne de Platon).

2.2.1. - Plus récente, la pensée logique et argumentée - tributaire de l'apparition du logos, mais aussi de l'écriture dans l'histoire humaine - concurrence cette sphère analogique et "imaginative" ("l'hémisphère droit" du cortex cérébral en termes neurophysiologiques).

2.2.2 - Sur Twitter, les messages écrits sont aujourd'hui limités à 280 caractères ou espaces, même s'il est possible d'y joindre des textes plus longs (pages de livre, de journal). Cette forme de communication brève - "aphoristique", lapidaire - devrait en principe se concentrer sur l'essentiel, contrairement à un article de presse, de blog ou un message sur Facebook qui, dans certaines limites (notamment en tenant  compte du "temps de lecture"), peut étayer le contenu (l'information), apporter des éléments de discussion, ajouter un historique, des notes explicatives, des renvois à d'autres sources.

2.2.3. - La "concurrence" entre l'image ("analogique") et le texte ("logique") est comprise depuis longtemps par les diffuseurs; actuellement, un certain nombre de messages supposés "informatifs" utilisent des ressources audio-visuelles associées à de courts textes présumés "explicatifs", qui prennent la place des commentaires parlés des reportages télévisés (et des intertitres du cinéma muet).

2.3. - La plupart des messages postés sur les réseaux sociaux comportent des renvois externes ("liens hypertexte"): ce sont en particulier les messages commerciaux ou auto-promotionnels, politiques ou journalistiques, qui forment le gros des innombrables contributions quotidiennes des quatre milliards d'internautes qui, en janvier 2019, constituaient plus de la moitié de la population mondiale.

2.3.1. - C'est à ce point que le concept de "réseau" prend tout son sens. Il est constitué d'innombrables "sous-réseaux" auxquels on est appelé à adhérer (s'abonner) en s'y enfermant par la même occasion. Cette "fermeture sur soi" peut aller de pair avec l'exclusion de tout ce qui est ressenti comme "différent" (autre).

2.3.2. - Cette absence d'ouverture sur la "différence" (autrui) doit nous inquiéter, quand une grande majorité d'usagers s'abonne à des comptes qui sont censés représenter leurs courants d'opinion, leurs convictions, leurs intérêts etc. - Nous sommes à nouveau face à un schéma binaire de type "ami / ennemi" (2.1.2.), qui s'oppose à la confrontation argumentée entre deux "courants de pensée" lorsqu'ils sont placés sous le signe exclusif de l'antagonisme (tertium non datur).

2.3.3. - Le caractère polémique d'un grand nombre de contributions sur les réseaux sociaux peut surprendre et nous intriguer. Ainsi un climat délétère, peu propice à l'expression différenciée, est créé au sein d'une "opinion publique" par ailleurs friande de "scandales" de toute sorte et sujette aux "instrumentalisations" les plus diverses. 

3. - La liberté d'expression (freedom of speech) est un droit fondamental des sociétés dites "libérales";  elle constitue également un justificatif (un "alibi") qui permet à ces sociétés de se démarquer des régimes autoritaires, totalitaires.

3.1. - Or, cette liberté est toute relative quand il est possible de dire tout et son contraire, quand - sous "couvert d'anonymat" (2.) - on n'a que peu ou pas de chances d'être entendu. On peut certes faire partie d'un groupe - d'une communauté de pensée, d'opinion, d'intérêts, d’aficionados (2.3.1.) - mais toute contestation de la "ligne générale" - et donc toute expression véritablement "libre" ou indépendante - y est implicitement proscrite.

3.1.1. - Si, dans le cadre des débats politiques, ce sont avant tout des discours - avec leurs effets rhétoriques, leurs figures de style - qui s'affrontent, l'objet du discours passe bien souvent à l'arrière-plan. Dans ce cadre, le doute, la remise en question, la valeur de vérité s'effacent devant l'objectif de convaincre (rallier) le plus grand nombre.

3.1.2. - La position de franc-tireur, le canular et l'imposture adroitement menés - ces armes éprouvées de la contestation d'une "parole officielle" - peuvent éventuellement permettre de débloquer une situation où toute discussion est devenue impossible. À l'occasion, l'humour, l'ironie, la caricature sont d'excellents auxiliaires pour réintégrer le tiers exclu (2.3.1.), à savoir: le signifié, le réel, la matière du discours.

3.2. - Sur les réseaux, l'ancienne "majorité silencieuse" (1.1.1.) fait désormais un "bruit" colossal (2.1.1.), généré par les milliards d'anonymes (2.) qui fournissent en "contenus" des géants du web comme Facebook (Instagram), YouTube (Google) et Twitter (voir ci- après 3.3.2. et sq.).

3.2.1. - Le bruit (l'entropie) noie l'information "originale" dans un océan de simulacres, de reproductions, de modifications, de "désinformations" ou d'"instrumentalisations", qui finissent bien souvent par masquer la source. Celle-ci devient alors quasi invisible.

3.2.2. - L'entropie est d'abord un concept de physique (thermodynamique), défini comme "énergie dissipée". Elle serait entre autres la preuve que notre univers s'étend pour atteindre un état de dissipation final où aucune énergie ne serait plus disponible ("mort thermique").

3.2.3. - L'extension de ce concept au domaine de l'informatique et à la croissance d'internet est certes discutable, mais si cela ne nous apprend peut-être pas grand-chose sur l'univers, on peut tout de même en déduire quelques prédictions sur l'évolution du réseau mondial (World Wide Web), dont en particulier la dilution progressive de l'information (3.2.2.) ou des "contenus originaux" dans une sorte de magma qui, pris dans sa totalité, peut être défini comme l'intersubjectivité humaine à l'époque de sa globalisation virtuelle.

3.3. - L'intersubjectivité est la relation entre au moins deux "subjectivités", en principe autour d'un "objet" réel ou fictif sur lequel les sujets s'accordent sans faire impérativement référence à une objectivité (réalité) extérieure à la relation elle-même.

3.3.1. - Ainsi définie, l''intersubjectivité permet de circonscrire un domaine purement relationnel, qui est la marque distinctive des réseaux dits "sociaux", où l'écueil de la subjectivité (risque de solipsisme) et l'exigence d'objectivité ("scientificité") peuvent tous deux être mis hors-circuit.

3.3.2. - On sait que des sociétés comme Google, Facebook ou Twitter ne produisent pas eux-mêmes de "contenus", mais fournissent des plateformes très performantes, destinées à la publication et au partage d'informations (de "contenus") par les utilisateurs (abonnés, followers etc.) au sein de groupes constituées (2.3.1.). Le modèle commercial très lucratif de ces fournisseurs consiste ensuite à définir les "préférences" de leurs "utilisateurs" en vue de la pertinence des messages publicitaires qui vont leur être montrés ("You are the product!").

3.3.3. - Des affaires comme le scandale autour de Cambridge Analytica - qui a influencé les résultats de la présidentielle américaine et du référendum sur le Brexit en 2016 - témoignent d'une autre dimension - politico-médiatique - où les "données personnelles", les préférences, les historiques de navigation des "internautes" servent de base pour créer des messages destinés à influer sur (manipuler) le vote de tel ou tel électorat.

3.3.4. - On peut ici parler de "super-structures" qui régulent et régissent les innombrables groupes constitués (sous-réseaux), non seulement en les "formatant" mais en exerçant une influence parfois déterminante sur le comportement de leurs membres.

3.3.5. - Il faut brièvement évoquer les phénomènes de contrôle ("censure") exercés par les fournisseurs de plateformes sur leurs milliards d'utilisateurs. La "liberté d'expression" connaît en effet ses limites avec des messages qui tombent sous le coup de la loi, qu'ils soient diffamatoires, plagiaires, ouvertement racistes, "négationnistes" etc. Or, les évolutions récentes - comme certaines injonctions gouvernementales - laissent craindre que ces fournisseurs éliminent par la même occasion des contenus non passibles de poursuites légales et suppriment des comptes qui ne correspondraient pas aux exigences de la "netiquette", encourageant du même coup des conduites d'autocensure chez les utilisateurs.

3.3.5.1. - Parallèlement, on note une prolifération de messages haineux et d'attaques personnelles qui, semble-t-il, testent les limites de l'expression libre et la mettent à mal par leur caractère massif. Ne craignant pas la suppression de leurs propres comptes qui peuvent être facilement remplacés, beaucoup de ces intervenants cherchent à réduire au silence la personne ou la personnalité sur laquelle ils s'acharnent.

3.3.5.2. - Différentes procédures de "signalement" existent sur les réseaux sociaux ou les blogs qui transforment les visiteurs en "délateurs". Autrement dit, les fournisseurs de plateformes mettent en œuvre une surveillance savamment orchestrée des "usagers" par eux-mêmes, que l'on constate également dans d'autres domaines d'utilisation des "nouvelles technologies". À l'heure actuelle, il est encore difficile de prédire l'évolution de ces procédures de surveillance et leur influence sur les modes d'expression dans les sociétés dites "libérales".

3.3.6. - Les premières grandes manifestations de l'efficacité des réseaux sociaux ont été les mouvements appelés "Printemps Arabe" (2010/2011). Avec tous les points positifs et libérateurs, il faut cependant remarquer la grande différence entre la fédération virtuelle des gens ("du peuple") et ses effets pratiques, étant donnée la puissance des forces "réactionnaires" qu'il s'agit de combattre.

3.3.6.1. - Après le départ forcé de Ben Ali et Moubarak sur pression populaire, les forces religieuses ont pris un essor considérable. Dans l'Égypte des Frères Musulmans, cela a conduit à une reprise en mains par l'armée. En Tunisie, le courant religieux conservateur Ennahdha reste à ce jour la première puissance politique du pays et possède un pouvoir de blocage au parlement.

3.3.6.2. - Sans ignorer la nouveauté des réseaux virtuels et leurs formidables capacités fédératrices, les mouvements révolutionnaires importants de l'histoire humaine, ainsi que les organisations de résistance, ont toujours su constituer des circuits de partage de l'information en fonction des moyens techniques de leur époque.

4. - L'information n'est rien sans sa communication, c'est-à-dire sa répercussion perceptible dans les médias (partages, commentaires etc.). Autrement, elle reste invisible.

4.1. - Paradoxalement, plus elle est partagée et commentée, moins l'information originale n'a de poids. Elle peut être remise en question comme "fausse nouvelle", manipulation ou tentative de désinformation, ou bien son importance peut être "relativisée", minimisée.

4.1.1. - De nos jours, l'expression de fake news et son utilisation désormais planétaire font clairement apparaître un champ de désinformation (d'instrumentalisation) où l'information elle-même ne compte plus guère et ne peut donc plus vraiment contredire un discours de type politique ou promotionnel p. ex.

4.1.2. -  Fact or fake? C'est en principe au travail journalistique de décider de cette question en enquêtant sur les sources et en les recoupant. Or, si le discours commence par présenter le "fait" comme une "contrefaction" (ou vice-versa), la communication triomphe définitivement de l'information.

4.1.3. - En sortant des informations de leur contexte, en n'en divulguant qu'une partie, en les mélangeant à des contre-vérités ou de savants mensonges, on arrive facilement à concocter des "théories du complot" qui, certes, connaissent un formidable essor sur un certain nombre de "médias alternatifs" mais ne constituent pas en eux-mêmes un phénomène nouveau. On sait que l'un des principaux objectifs de ce type de procédés est de discréditer une vérité démontrée ou un fait historiquement établi afin d'en empêcher les effets éclairants et de maintenir les esprits dans une semi-obscurité qui permet de mieux les influencer.

4.2. - Comme celui de l'information, le terme de communication restera vague tant qu'il n'est pas associé à un domaine d'application tel que les "réseaux sociaux", la promotion d'un produit ou une tribune politique p. ex. Si la communication peut renoncer à être informelle ou informative, elle ne saurait renoncer à son "objet intentionnel", comme par exemple l'objectif de vendre un produit que la publicité s'emploie à faire oublier par l'esthétique du message (créations audio-visuelles "impressionnantes", slogans sophistiqués).

4.2.1. - L'objet intentionnel est défini comme la "visée" d'un acte conscient ou son "objectif" (la vente d'un produit, l'adhésion à une "cause", le vote d'un électeur etc.). La communication est ici au service de l'effet que le communicant cherche à produire chez ses allocutaires. Ce champ est appelé pragmatique.

4.2.2. - On voit que, pour ces exemples et d'autres, le contenu informatif du message ne joue plus un rôle de premier plan s'il ne sert pas - voire s'il s'oppose à - la réalisation de son "objet intentionnel".

4.3. -  De tout temps, le choix entre la communication (publication) et la rétention d'une information a été dépendante de certains mécanismes de "censure", qui agissent également dans les systèmes dits libéraux, même s'ils y sont plus insidieux que dans un régime dictatorial.

4.3.1. - La presse, qui continue d'avoir une formidable visibilité sur internet, doit jouer sur plusieurs tableaux: la communication "neutre" des informations qui "font l'actualité", où une première sélection est alors à l’œuvre; les différents commentaires des rédacteurs ou "éditorialistes" qui expriment un "point de vue" plus ou moins conforme aux attentes des lecteurs (abonnés); les exigences des propriétaires et des annonceurs des journaux.

4.3.2. - Sur internet, on constate l'apparition d'un grand nombre de médias dits "alternatifs" ou "indépendants" (4.1.3.) qui couvrent tout le spectre des opinions avec une prédilection pour les extrêmes. Ces médias cherchent à "sortir" des informations non retenues ("couvertes") par les "médias traditionnels" (presse écrite, radio, télévision) et à "dénoncer" une stratégie de censure "officielle". Si, en effet, certains faits, événements, informations non retenus sont alors portés à la connaissance du public, leur communication très souvent polémique donne lieu aux phénomènes de "bruit" signalés (3.2.1.) qui tendent, sinon à occulter, tout au moins à "couvrir" les faits, événements, informations rapportées.

4.3.3. - Dans ce contexte, la fameuse "autorité de la chose publiée", qui sanctionne notamment les publications de l'académie mais également, dans une moindre mesure, celles de la presse (même s'il ne faut pas croire tout ce qui s'écrit dans les journaux), est mise à mal: face à deux messages contradictoires, lequel faut-il croire lorsqu'ils ne sont soumis à aucune procédure de vérification ou de validation plus ou moins impartiale?

4.3.4 - De ce fait, le travail de celui/celle qui veut s'informer est donc considérable, car il faudrait en principe passer ses journées sur le web pour recouper et analyser les myriades de "news" générées au quotidien par des milliers de médias dans toutes les langues existantes, trier l'essentiel de l'accessoire afin de réussir à se faire une image quelque peu approchante de l'état réel du monde à un moment donné.

4.4. - On remarquera très vite une procédure déjà ancienne qui consiste à braquer les feux des projecteurs sur certains événements et à laisser dans l'ombre beaucoup d'autres. La notion d'actualité, où l'on "couvre" des événements, fait apparaître une ligne temporelle où le "journal de la veille" ne sert plus qu'à emballer le poisson. Ainsi, un fait d'actualité va rapidement disparaître lorsque les projecteurs médiatiques se sont éteints.

4.4.1. - Une parole publique essentiellement axée sur une "actualité" éphémère devient elle-même rapidement obsolète, de même que les millions de commentaires anonymes qu'elle suscite à chaque instant.

4.4.2. - Or, selon l'adage bien connu, "internet n'oublie rien". Si cela peut donner lieu à des trouvailles intéressantes, c'est surtout la croissance exponentielle de l'entropie (3.2.2) - la "dissipation" de l'information, ici définie comme un "contenu original" - qui rend toute recherche extrêmement longue et difficile si tant est que l'on s'intéresse autant aux "sources" qu'à leurs "communications" et commentaires sur la scène médiatique, sans oublier leur "réception" par l'immense "majorité" de la population, naguère silencieuse et aujourd'hui sans cesse invitée à "s'exprimer" pour donner lieu à des évaluations quantitatives (2.1.2.) et des analyses "statistiques" qui génèrent à leur tour une série de "pronostics" et de prévisions sur le comportement ultérieur de telle ou telle "catégorie de personnes".

4.4.3. - Cette "stratification", où tous les contenus semblent se conserver au fil du temps, donne également lieu - à côté des nombreuses possibilités de modification des "originaux" - à des confusions savamment orchestrées lorsque, par exemple, d'anciennes images ou vidéos sont présentées comme actuelles.

4.4.4. - On peut dire, de façon générale, qu'il devient de plus en plus difficile de faire la différence entre un "original" numérique et ses reproductions (parfois imperceptiblement) modifiées. La porte aux manipulations et instrumentalisations est grande ouverte.

5. - Sur internet, le "droit à la parole" - qui s'exprime donc avant tout en termes de "visibilité" - est attribué à ceux dont les contributions réunissent le plus de "vues" ou de clics, de commentaires, de likes et de reposts. - Cette quantification n'est pas sans influence sur les "contenus" proposés lorsqu'ils sont supposés plaire au "plus grand nombre" et générer des recettes publicitaires pour les contributeurs.

5.1. - En soi, cette procédure n'est pas nouvelle. À la télévision et à la radio, l'audimat continue de mesurer les audiences des stations privées à des fins d'abord commerciales, dans une moindre mesure celles du service public, dont le financement reste largement assuré par la redevance audio-visuelle.

5.1.1. - De manière générale, on peut déplorer la main mise des commerciaux sur les médias. Lors de la création des radios libres en France au début des années 1980, on a pu assister à une brève période de véritable expression libre tant de la part des animateurs que des auditeurs en ligne, avant que la bande FM ne soit accaparée par les poids lourds de la radio privée.

5.1.2. - Même si les choses sont aujourd'hui différentes avec la possibilité de radiodiffusion mondiale sur internet, on peut prendre ce phénomène de la voracité des stations commerciales, qui ont marginalisé ou phagocyté les radios libres en France, pour une image de la réalité dans laquelle nous sommes amenés à nous exprimer.

5.1.3. - Internet n'est pas à l'abri de ce phénomène si l'on veut bien considérer son évolution depuis 25 ans. À l'exception de l'encyclopédie interactive Wikipédia, tous les sites les plus visités ("visibles") sont commerciaux, financés par les annonces publicitaires ou la vente en ligne, ou encore plus indirectement par l'analyse et le traitement des "données d'utilisateur" à des fins de marketing ou de stratégies diverses et variées.

5.1.4. - Cette mainmise commerciale sur le web affecte également la recherche basique d'informations via un moteur de recherche conventionnel: d'une part, ces outils ne sont jamais vraiment "neutres" puisqu'ils se basent à la fois sur les "préférences" supposées de l'utilisateur pour lui "proposer" une sélection d'annonces commerciales et sur le nombre de visiteurs des sites susceptibles de receler l'information recherchée, mais non sur leur pertinence (à l'exception de Wikipédia).

5.2. -  Face aux commerciaux, il existe également un internet financé par les services publics, les institutions ou les académies, ou encore par les dons, comme Wikipédia, Sourceforge (logiciels), GNU/Linux (systèmes d'exploitation) et bien d'autres. La "licence libre" (Creative Commons), qui exclut la commercialisation de ces produits, est basée sur le développement et la mise en commun des programmes et des archives en accès libre.

5.2.1. -  S'ajoute le nombre important d'œuvres du domaine public, qui donne naissance, entre autres, à des bibliothèques fabuleuses comme Gallica/BNF ou The Internet Archive. - Tous ces efforts contribuent à maintenir un réseau ouvert à tous, dédié à l'information et la culture, indépendamment des exigences commerciales. La "fair use law" (utilisation équitable et non commerciale des contenus) va également dans ce sens.

5.2.2. - Dans ce contexte, il faut mentionner la guerre menée contre les "pirates" par les propriétaires ou gestionnaires des droits sur les œuvres. Existant depuis les débuts du "haut débit", les procédures de partage appelées "peer to peer" (avec notamment les Suédois de The Pirate Bay) sont devenues de plus en plus dangereuses pour les utilisateurs, qui peuvent être tracées avec leurs IP et mis à l'amende parce qu'ils sont considérés comme des "diffuseurs". En effet, le système P2P utilise les ordinateurs des participants à la fois comme clients et serveurs.

5.2.3. - Restent les nombreux sites de "streaming", qui relèvent aujourd'hui encore d'une "zone grise" en ce qui concerne la législation. Ici, l'évolution de la plateforme YouTube est significative: rachetée par Google (1,65 milliards de $ en octobre 2006), elle gagne sa réputation et son énorme visibilité (1,5 milliard d'utilisateurs mensuels en 2017) par l'accès libre à des contenus sous droit d'auteur pour ensuite progressivement se conformer à la légalisation par le biais d'un régime commercial de plus en plus strict (inserts publicitaires invasifs), auquel on ne peut échapper que par un abonnement payant ("Premium").

5.2.3.1. - Or, comme Facebook (Instagram) ou Twitter (3.3.2.), YouTube (Google) ne produit aucun contenu. - Le phénomène des youtubers illustre la méthode consistant à comptabiliser et monnayer l'audience. La "monétisation" d'un clip est financée par la publicité, mais le créateur d'un contenu original peut également choisir d'y renoncer.  On note des différences selon les pays (qui peuvent évoluer): en France, des youtubers très connus comme Cyprien ou Norman n'ont pas encore fait de clip non monétisé sur un sujet d'actualité, alors que leurs collègues allemands Rezo ou LeFloid se payent de temps en temps ce luxe, qui n'entrave en rien leur grande popularité dans leurs spécialités respectives (mix musical, humour, gaming).

5.2.3.2. - Les quelques vidéos politiques de Rezo sont très documentées et donnent un grand nombre de références en pièce jointe. La première s'intitulait: La destruction de la CDU  (qui a fait plus de 10 millions de vues au 26 mai 2019, jour de l'élection européenne, et 17 millions à ce jour). Il s'agissait de montrer la politique destructive des partis au pouvoir depuis des décennies en Allemagne, et en particulier de la Christlich-Demokratische Union de Kohl et Merkel. La vidéo avait provoqué un énorme débat dans le pays et sans doute fait bénéficier les Verts et la Gauche d'un certain nombre de suffrages des jeunes électeurs allemands aux Européennes.

5.2.3.3. - Mais l'engagement des artistes, qui se font les porte-parole de telle ou telle cause, n'est pas non plus très nouveau. L'un des avatars de cette attitude, en soi louable et juste, est le "charity business" qui, depuis le concert pour Bangladesh de George Harrison en 1971, a pris des proportions à la limite de l'obscénité. - En France, la création des Restos du Cœur par Coluche en 1985 est un autre exemple de réussite médiatique d'une entreprise d'entraide, qui continue d'assurer la distribution de quelque 150 millions de repas par an, même si le "coup de main" du show business (avec "Les Enfoirés") sert également de plateforme auto-promotionnelle à des artistes sur le retour.

5.2.4. - Le cadre présent ne nous permet pas de traiter de l'engouement d'un grand nombre d'internautes pour les jeux ("gaming": chiffre d'affaires mondial estimé à ~100 milliards d'€ en 2019) ou encore la pornographie (300.000 visiteurs par seconde dans le monde en 2018). Avec les sites de paris sportifs et de jeux de hasard, ces plateformes créent une véritable addiction chez les utilisateurs avec des effets parfois très négatifs sur leur vie "réelle", en particulier chez les jeunes et très jeunes dont le temps, qui devrait également être dévolu à la formation et aux expériences concrètes, est mangé par les jeux vidéo.

5.2.5. - Reste le réseau baptisé "deep web", qui n'est pas indexé (et donc non accessible) par les moteurs de recherche conventionnels, dont le fameux "dark web" qui fait la part belle aux activités illégales ou criminelles: ventes d'armes, de drogues, réseaux pédophiles, terroristes, mafieux etc. Or, selon différentes études, le "web profond", dont le "dark web" n'est qu'une partie infime, représenterait entre 75% et 90% voire 95% de la totalité du réseau global. On doit également y inclure les millions d'intranets des sociétés et institutions.

5.2.6. - Dans ce contexte, les hackers, WikiLeaks et les révélations de Snowden ont remis au goût du jour la seconde origine du WorldWideWeb, à côté de l'échange interuniversitaire: le contrôle militaire, qui a connu une formidable avancée avec la mise en réseau des informations sous forme de banques de données interconnectées, mais plus encore avec l'accès non restrictif aux données personnelles via les réseaux sociaux, assignables à une "identité réelle". Les possibilités de surveillance et de prise d'influence sont ici nombreuses, autant dans la sphère virtuelle que dans la vraie vie.

5.3. - Le phénomène des "trolls" et des robots, qui réclamerait une étude séparée, ajoute considérablement au bruit et à l'entropie sur les réseaux (3.2.1. et sq,) pour mitrailler les messages ciblés et les envelopper dans un brouillard opaque, contribuant ainsi à rendre une expression "originale" quasiment inaudible.

5.3.1. - L'automatisation de la communication - notamment à des fins politiques (et polémiques) ou commerciales - ouvre en effet un champ d'investigation inédit, où les contenus d'origine "humaine" se mélangent aux messages réalisés par des programmes ("spams"), où pour une somme raisonnable il est également possible d'acheter des dizaines de milliers de followers, de likes artificiels. La communication mécanisée et infiniment reproductible progresse et risque à terme de devenir incontrôlable.

5.3.2. - Avec les nombreuses possibilités de manipulation des opinions publiques et modification des comportements humains qui s'ouvrent ici, on peut craindre une évolution vers une sorte des mise en abîme de l'information, du message, de la communication où les sphères automatique et "humaine" se mélangent inextricablement.

5.4. - Le terme de "guerre de l'info" ("info-war") a été utilisé pour décrire les procédures cybernétiques des "faiseurs d'opinion" (cf. aussi 1.2.) qui, s'ils restent en majorité "humains", utilisent les techniques de reproduction en relayant les contenus en accord avec leur stratégie d'influence, comptent sur les "algorithmes de recommandation" qui, sans attendre, "proposent" aux utilisateurs des contenus similaires à ceux qu'ils viennent de voir, n'hésitent pas au besoin à recourir aux générateurs de messages automatiques (robots, "bots").

5.5. - Sans pouvoir développer ici ce problème de taille, il faut ajouter que la sphère de reproductibilité et de modification incessante des contenus est soumise à la conception d’un temps indéfiniment extensible et reproductible, qui s'oppose au caractère limité, unique et irrécupérable du temps de vie. D'où une "course à l'attention" effrénée pour accaparer et convertir le temps existentiel ("vivant") en une "disponibilité" permanente, tant sur le plan des processus de performance professionnelle et que sur celui des loisirs et du divertissement.

6. - Nous avons constaté que la "parole officielle" et le "débat public" sont de nature essentiellement polémique. Toute expression médiatique est, à de rares exception près, aussitôt confrontée à une "contre-position" qui enclenche, non un débat contradictoire, mais un lancement d’œufs pourris, d'indignations, de cris au scandale.

6.1. - Face à cela, l'anonyme (2.) est appelé à se positionner, à soutenir ou à vilipender, en contribuant à entretenir un "différend" permanent qui empêche toute discussion sérieuse. C'est ce qu'il s'agissait avant tout de montrer.

6.2. - Nous en tirons la conclusion extrême que l'impératif de la liberté d'expression (3.) génère un bruit colossal (3.2.), où l'on ne s'entend plus parler (puisque le monde entier s'entend parler), et se renverse donc en son contraire, non pas en musellement et en persécution chers aux régimes dictatoriaux, mais en indifférence et en silence  dont témoigne, au niveau politique et citoyen, le nombre croissant d'abstentionnistes aux élections (où "tout est toujours joué d'avance").

6.2.1. - L'indifférence concerne également les sociétés où la perte des repères traditionnels a conduit à une désocialisation considérable; en réaction, les différents mouvements "identitaires" ou "fondamentalistes" viennent recruter les esprits perdus sur le mode binaire de l'inclusion / exclusion (ami, compatriote, "fidèle" vs. ennemi, étranger, "mécréant" etc.) (cf. 2.3.1. et sq.).

6.2.2. - Ce fonctionnement binaire d'un nombre important de groupes constitués, où une recherche d'identité ou une pratique religieuse ne sont pas forcément "identitaires" ou "fondamentalistes" mais où le manque d'ouverture sur autrui entraîne un repli sur soi, signale avant tout une désorientation dans les sociétés occidentalisées à laquelle les "intégrismes" divers et variés se font forts de remédier. Tous les moyens - bouc émissaire,  "Invention of Tradition" (Hobsbawm) etc. - sont alors bons pour réorienter les "égarés", pour résoudre la "crise".

6.2.3. - Notons en passant que les "situations de crise" accompagnent l'économie libérale depuis ses débuts, comme si elles lui étaient consubstantielles, avec notamment les "crises financières" qui depuis 1788 se succèdent à un rythme quasi décennal. Leurs conséquences et "résolutions" font apparaître l'immense puissance destructrice de notre espèce, qui s'actualise à chaque "conflit armé", à chaque "nettoyage ethnique", à chaque prise de possession de territoire, et qui est également à l’œuvre dans la destruction massive des espèces vivantes et des milieux sauvages.

6.3. - Face aux effets catastrophiques et planétaires de la volonté de "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature" (Descartes), il ne reste plus guère que l'espoir d'un changement de paradigme, comparable à une "mutation" dans les esprits, qui donnerait lieu à une modification radicale des pratiques et une réduction drastique des activités humaines.

6.3.1. En situation normale, la connexion permanente au réseau global ne favorise certainement pas la tendance vers une modification des conduites humaines. Paradoxalement, la sphère virtuelle tend en effet à préserver le status quo en proposant sans cesse de nouvelles technologies qui, sous prétexte d'affranchir les gens de corvées ou de leur donner du plaisir, créent un enchaînement à un univers basé sur la "croissance" et la "consommation" humaines avec l'effet pervers de réduire toujours plus les espaces naturels qui font désormais figure de "peau de chagrin".

6.3.2. -  Le récent "confinement" sanitaire d'une grande partie de la population mondiale montre, à la manière d'une répétition générale, que l'humanité s'enferme sans cesse davantage dans une bulle technologique qui, sur fond ancestral d'adaptation de notre "environnement" à nos besoins et nos désirs, fait aujourd'hui craindre un isolement forcé face à une nature devenue irrémédiablement hostile.

6.3.3. - Le point positif de cette expérience inédite est que l'utilisation des réseaux - accru pendant les périodes de confinement - peut également s'accompagner d'une réduction planétaire des activités humaines. Mais il est aussi apparu avec plus d'évidence que notre économie fonctionne en grande partie sur le profit à court terme. Or, sans un changement radical de mentalités et de pratiques, les tenants du pouvoir économique ne sont pas près d'abandonner leur harcèlement lucratif, avalisé par une idéologie libérale toujours plus brutale face à une réduction progressive des services publics et un abandon croissant des populations appelées par euphémisme "défavorisées" ou "démunies".

6.3.3.1. - Notons en passant que les chiffres souvent avancées d'une réduction de la pauvreté, de la faim et d'une amélioration de l'accès aux soins, des conditions de travail dans le monde sont très relatifs. Selon un article paru le 29/12/2019 sur le site de l'Observatoire des inégalités: si l'on fixe le "seuil d'extrême pauvreté" à moins de 1,90 dollars par jour, le chiffre passe en effet de "1,9 milliard [de personnes] en 1984 à 736 millions en 2015". Or: "Si l’on retenait un seuil à 5,50 dollars par jour (150 euros par mois), nos conclusions seraient très différentes: 3,4 milliards de personnes seraient concernées, soit presque la moitié de la population mondiale, davantage qu’au début des années 1980."

6.4. - Dans un univers où la valeur de vérité est en proie à l'inflation, où l'information est noyée dans un océan de bruit et de fureur, où l'exigence d'objectivité s'efface devant les accords et les désaccords intersubjectifs, il peut sembler que la parole sensée, argumentée, axée sur les "choses mêmes" n'a plus guère de chances d'être entendue.

6.4.1 - En regard des abus et manipulations de la "parole publique", le seul conseil que l'on peut donner à l'heure actuelle est de ne plus se laisser enfermer dans les polémiques stériles où les mots n'ont aucun rapport pertinent avec la situation réelle, où la théorie est largement déconnectée des pratiques existentielles, où le but principal de la prise de parole est de démolir celle de l'adversaire, où aucune instance de validation ou de vérification n'est admise pour départager les protagonistes du "débat public", où les "experts" font office de témoins à la fois de l'accusation et de la défense dans un procès entièrement virtuel, sans manifestation de la vérité ni décision finale.

6.4.2. - Devant cette impasse, les anonymes devraient davantage refuser leur embrigadement dans les groupes polarisés et leurs contributions aux polémiques stériles, afin de mesurer la distance qui sépare les discours médiatisés de la situation réelle du monde. C'est sans doute le point positif de la mondialisation cybernétique que d'ouvrir l'esprit à la diversité, même si cette ouverture n'est encore que virtuelle. Mais tant que la "globalisation" reste avant tout au service d'un commerce vorace et d'un impératif de profit à court terme, la "conscience malheureuse" de facture occidentale poursuivra sa marche victorieuse.

6.4.3. - Dans le sens que nous lui prêtons ici, la conscience malheureuse est savamment entretenue par les publicitaires et les politiques, les uns avec la création permanente de désir chez les "consommateurs", les autres en instrumentalisant l'insatisfaction réelle ou imaginaire de l'électorat. Ces deux efforts de manipulation sont placés sous le mot d'ordre du libéralisme - Anything goes! - où tout est mis au service de la conservation ou de l'accroissement de pouvoir (économique, politique).

6.4.4. - Sur le plan économique, l'affranchissement des mécanismes de la "conscience malheureuse" doit nécessairement passer par un mouvement de refus: refus de la consommation à outrance, de l'impératif de "croissance", des relations sociales basées sur la concurrence, l'exploitation et le profit etc. Mais, au vu de la constellation économique actuelle, ceci n'est encore qu'un vœu pieux, même si l'état catastrophique de la planète favorise des courants et des solutions qui vont dans le sens d'une réduction progressive des activités humaines et d'une révision en profondeur des relations sociales.

6.5. - À côté du diktat économique du libéralisme avancé, la nécessité d'un changement de paradigme (6.3.) nous confronte à un autre obstacle de taille, que nous pouvons appeler le narcissisme humain, dont procèdent nos fantasmes de toute-puissance et un complexe du supériorité qui, dans le contexte de nos activités planétaires de destruction, font figure de tableau clinique de tout premier ordre.

6.5.1. - L'image biblique de l'homme comme "couronne de la création" est l'une des plus anciennes traces anthropologiques de l'idée de "supériorité universelle" de notre espèce. Or, nos réalisations, nos "grandes civilisations", nos "prouesses technologiques" servent également de paravent pour masquer une autre histoire: celle de l'esclavage ancien et moderne, de la misère réelle d'une part importante de la population mondiale (6.3.3.1.), de la brutalité et barbarie des actions guerrières, de la destruction massive et "durable" des espèces vivantes et des espaces naturels.

6.5.2. - Face au narcissisme humain, un changement de paradigme ne peut intervenir que sur la base d'une "anthropologie critique"  qui, sortie du marasme polémique dans lequel le débat public s'est enfermé, nous amène à reconsidérer l'histoire humaine - ancienne, moderne et contemporaine - à la lumière de la dialectique entre civilisation et barbarie, ces deux pôles autour desquels elle n'a cessé d'osciller depuis ses origines.

6.5.3. - Débarrassée du contexte polémique et inquisiteur (culpabilisateur), la reconnaissance des erreurs de notre espèce est indispensable pour ne pas les reproduire sans cesse dans le sens d'une répétition compulsive (Freud). L'autocritique de l'homme par lui-même est ici requise.

6.5.3.1. - Sur le plan philosophique, des notions positives comme la "vérité" et la "liberté" ou des valeurs culturelles telles que le "beau" et le "bien" sont à réexaminer sous l'angle de pratiques souvent négatives: lorsque ces idées sont confrontées à une réalité cruelle et hypocrite, elles prennent l'allure d'une superstructure idéologique qui sépare le monde en deux sans porte communicante, donnant naissance une sphère idéale, séparée par "nature" de la situation existentielle et du monde réel.

6.5.3.2. - La "transcendance", qui se dégage ici, est ancienne: c'est l'idée platonicienne qui précède et exclut le monde phénoménal, c'est la sphère divine des religions qui, dans le cas des monothéismes, n'a aucune influence sur "la vallée des larmes" que nous sommes appelés à traverser, et c'est le "sujet (ou moi) transcendantal" qui s'impose dans l'histoire des idées occidentales depuis le Cogito cartésien (1637) jusqu'à l'idéalisme allemand (1781-1831).

6.5.3.3. - Si, sur le plan politique, l'un des points positifs de l'évolution moderne est la constitution des droits de l'Homme, qui comprend en principe la libre expression, il faut également considérer les massacres, pillages, exploitations, colonisations, ou encore l'esclavage "moderne" pratiqué par le capitalisme industriel, qui ont eu lieu en parallèle. Ainsi, la prétention universaliste du rationalisme, qui exclut ou dévalorise toute autre forme de pensée et de culture, ou encore l'apparent détachement du religieux ou de l'idéaliste dédaignant les choses matérielles peuvent également fonctionner comme superstructure idéologique pour motiver (ou supporter) l'injustice, l'exploitation et l'oppression.

6.6. - Dans ce bref passage en revue, nous avons donc essayé de montrer que face au bruit colossal du réseau mondial, la liberté d'expression fait de plus en plus figure de coquille vide, d'alibi idéologique du libéralisme économique et de ses avatars "néo-libéraux".

6.6.1. - De là, il n'y a qu'un pas pour dire que nous sommes à nouveau confrontés à une gestion autoritaire de l'expression publique - un pas que nous ne franchirons pas ici. En effet, il existe actuellement un certain nombre de régimes dans le monde où l'on peut être torturé et tué pour avoir élevé la voix contre le gouvernement: ces exemples illustrent la différence d'avec la situation qui est la nôtre; et si cela ne suffisait pas, le rappel des méthodes expéditives des dictatures du 20e siècle devrait mettre tout le monde d'accord.

6.6.2. - Il n'empêche que le constat que nous faisons ici sur l'état de la liberté d'expression ne nous permet d'être optimistes que si nous envisageons d'autres formes de communication, hors des réseaux établis ou peut-être tout simplement "hors ligne".

6.6.3. - L'opinion du légendaire "homme de la rue" ou de ces êtres désincarnés appelées "les gens" ou "le peuple", que l'on invoque à tout bout de champ, a toujours été influencée par les médias, anciens et modernes, et l'expérience nous apprend que l'un des remèdes à ce formatage est l'échange personnel, hors des débats publics médiatisés par les écrans, en tout cas hors des sentiers battus.

7. - La menace principale qui a toujours plané sur les médias est le désintérêt du public, dont on cherche par tous les moyens à capter l'attention (5.5.). Or, une lassitude générale pourrait s’installer si le charme de la nouveauté finissait par faire place au désenchantement face au caractère figé, répétitif, automatique, désincarné et déshumanisé´des médias électroniques. Car la formule du poète – "la vraie vie est absente" – s'applique plus que jamais à cette nouvelle caverne platonicienne de haute technologie où les enchaînés ne perçoivent plus que les ombres (simulacres) et les échos de la vie.

7.1. - La plus sophistiquée des productions audio-visuelles n'égalera jamais la sensation pleine d'une perception réelle. En revanche, les "nouvelles technologies" ont permis de créer des univers de synthèse, dont la fameuse "réalité augmentée" et ses nombreuses applications professionnelles et récréatives. Il est donc possible de formuler l’hypothèse inverse, qui prédit la pérennité de la sphère virtuelle et la captation ad vitam eternam de l’attention du public.

7.1.1 - En vérité, il est difficile de faire un pronostic raisonnable sur l'évolution des choses. Peut-être se rendra-t-on compte un jour, ou s’aperçoit-on déjà, de la double détermination du temps (5.5.), qui est d'un côté reproductible et indéfiniment extensible, de l'autre unique et limité: l'impermanence des êtres vivants singuliers, que les Anciens appelaient encore les "mortels", face à la disponibilité permanente exigée par la production et convoitée par les médias commerciaux et les industries du divertissement dans leur course permanente à l'attention.

7.1.2. - Il va de soi que les nouvelles technologies ne seraient pas aussi influentes si elles n’avaient pas d’effets majeurs sur la vie réelle. L’introduction de la "5G" - cette nouvelle norme de télécommunication surpuissante - permet notamment l’automatisation progressive des procédures et processus professionnels, mais aussi la robotisation croissante de la vie quotidienne et des loisirs, tout au moins pour les couches favorisées de la population mondiale.

7.1.3. - Cependant, les investissements colossaux, tant pour les fournisseurs que pour les utilisateurs, pourraient compromettre le succès à long terme du "meilleur des mondes" cybernétique qui se profile à l'horizon. En comptant les énormes quantités nécessaires d’énergie et de matériel (rapidement frappé d'obsolescence), le "consommateur" pourrait bien se souvenir des avantages d'une gestion "humaine" (personnelle) de sa vie.

7.1.4. - Une telle prise de conscience doit être empêchée par tous les moyens en noyautant toujours plus les vies individuelles au nom du "confort", de la "liberté", de l'"optimisation" des processus. Et il faut faire oublier les aspects contraignants de cette affaire et, en particulier, la disponibilité permanente qui est aujourd'hui exigée. Si le smartphone procure un sentiment de liberté et possède de nombreux avantages pratiques, il est également devenu obligatoire aux yeux des relations professionnelles, ou même amicales. On peut comparer cette évolution à celle de l'automobile qui, au départ, représentait la liberté individuelle pour ensuite se transformer en contrainte collective, notamment dans les nombreuses zones sans réseaux de transports en commun.

7.2. - La véritable nouveauté du web est sans conteste l’interactivité permanente entre les émetteurs et les récepteurs des messages. Le souhait de Bertolt Brecht, qui aurait voulu transformer la radio - ce dispositif d'émission à sens unique - en "appareil de communication" (participatif), s’est réalisé de manière inattendue avec l'avènement du réseau mondial. Il en résulte cependant une mise en abîme (5.3.2.) tout aussi imprévue, qui génère un bruit énorme où, tout en gardant l’illusion d’une participation active, l'individu ne s’entend plus parler (6.2.). Toujours à propos de la radio, Brecht s'était également permis cette ironie quelque peu prophétique: "On avait la possibilité soudaine de tout dire à tout le monde, mais lorsqu’on y réfléchissait, on n’avait rien à dire".

7.2.1. - On sait que les avancées technologiques et culturelles spectaculaires de l'espèce humaine, qui ont permis notre hégémonie actuelle sur la planète, sont dues à nos capacités de partage des connaissances et des techniques. Or, avec l'avènement du capitalisme moderne, une concurrence féroce s'est progressivement installée, qui semble aujourd'hui atteindre son paroxysme.

7.2.2. - On peut penser que cette "compétition" (entre individus, sociétés, nations) est bénéfique, puisqu'elle produit toujours de nouvelles inventions, stratégies, performances pour dépasser le "concurrent". Mais dans une économie basée sur le profit à court terme, les conflits armés permanents, l'exploitation sans réserve des ressources naturelles et "humaines", les aspects néfastes prennent définitivement le pas sur les bénéfices tant vantés de la "concurrence".

7.2.3. - Nous avons constaté que la culture du conflit est omniprésente dans les échanges sur le web (6.), où elle prend diverses formes en fonction de ses origines et de ses objectifs. Et comme pour les conflits réels - économiques, sociaux, territoriaux, ethniques etc. - les instances de conciliation semblent largement mises hors circuit ou réduites à l'impuissance (tertium non datur).

7.2.4. - On doit se demander si la concurrence déchaînée et l'ambition du leadership, qui caractérisent depuis longtemps déjà l'économie "libérale", ne sont pas à l'origine des tendances dominantes du web que nous avons relevées: une polémique incessante, la quantification du "consentement" et, autant que possible, la mise hors circuit ou la décrédibilisation des instances de régulation (étatiques, académiques, juridiques).

7.3. - Dans ce contexte, la question de la "liberté" - et de la "liberté d'expression" en particulier - se pose avec plus d'insistance, notamment en relation avec la "liberté d'entreprendre" et la "libéralisation des métiers" après 1789.

7.3.1. - Cette mise en relation peut paraître arbitraire, mais la déclaration des Droits Humains, tout comme le rationalisme et la libération des sciences vis-à-vis des autorités religieuses, correspond à l'avènement du capitalisme moderne, technologique et industriel au 19e siècle, qui s'est accompagné d'une exploitation massive de main d’œuvre à prix dérisoire, en métropole et dans les colonies.

7.3.2 - En revanche, la liberté d'expression a également permis, à la même époque, le développement  de la parole et des écrits contestataires, des mouvements ouvriers et des syndicats, qui ont permis d'améliorer à terme les conditions de travail.

7.3.3. - En plein essor jusque dans les années 1920 en Europe et aux USA, la presse fonctionnait déjà sur un mode polémique et clivant. On pouvait distinguer les journaux "libéraux", centre gauche ou droit, et "militants", portés sur les extrêmes.

7.3.4. - L'autre élément essentiel a toujours été la communication d'informations mais on note déjà une prédilection de la presse écrite et des revues (qui existaient dés le 18e siècle) pour les "faits divers" et le remplissage. Puis la photographie (1839), le cinéma (1895), la radio (1920s.) et enfin la télévision (dès 1937, généralisée au cours des années 1950) viennent compléter un spectre médiatique dominant jusqu’à l'avènement de l'internet grand public (W3C en 1994 par Tim Berners-Lee, ADSL dès 1999 par France Télécom).

7.3.5. - Il est significatif que la première recherche d'éthique professionnelle pour les journalistes voit le jour dès 1918 en France. la Première guerre mondiale ayant apporté son lot de désinformation, d'idéologies et de manipulation, comme ce mythe de "la fleur au fusil" destiné à motiver les troupes et annonçant une guerre-éclair qui devient, pendant quatre longues années, un guerre des tranchées et industrielle avec ses batailles "matérielles", coûtant la vie à presque dix millions de soldats et neuf millions de civils.

7.4. - Il apparaît que les lois sur la liberté d'expression (de pensée et d'opinion) et la liberté de la presse (proclamée sous certaines réserves le 29 juillet 1881 en France) ont connu des destinées très diverses depuis 1789 (avec l'article 11 de la déclaration des Droits de l'homme et du citoyen en France et le Premier amendement de la Constitution des USA ratifié en 1791), Mais il faut attendre le 10 décembre 1948 (après l'épisode le plus meurtrier de l'histoire humaine) pour que les Nations-Unies érigent ce principe en "loi universelle" avec la Déclaration du même nom.

7.4.1. - Pendant le demi-siècle qui a suivi, on peut dire que ce principe a été appliqué avec plus ou moins de bonheur dans les pays occidentaux, avec cette réserve que le "droit à la parole" (1.), au sens de la participation au débat public qui nous importe ici, n'est accordé qu'avec parcimonie. Les premiers soubresauts de l'interactivité sont largement restés d'ordre privé ou consensuels.

7.4.2. - L’immense majorité constituée par les personnes exclues de la discussion publique n'a commencé à parler qu'avec l'apparition et la popularisation des blogs (1999/2004). Un peu comme les premières radios libres en France (5.1.1. et sq.), les blogs témoignent d'une grande volonté de se communiquer, de s'exprimer.

7.4.3. - Si, avec l'apparition des grands fournisseurs de réseaux sociaux (2004/2006), le phénomène des blogs et sites personnels à des fins d'expression indépendante (commercialement, politiquement etc.) est réduit à l'invisibilité pour le plus grand nombre, il garde toujours son caractère de "bouteille à la mer" qui, un jour, pourrait être retrouvée et discutée.

7.5. - Pour que l'expression libre - comme d'ailleurs la démocratie - ne soient pas de simples alibis de l'idéologie libérale, qui cache ainsi ses aspects totalitaires, il serait primordial de réintroduire ce qui est progressivement exclu: la valeur de vérité, le jugement impartial (6.4.).

7.5.1. - Si la sincérité de la personne accédant au droit à la parole publique n'est jamais garantie, la preuve de son insincérité devrait porter à conséquence au-delà de l'excuse publique. La diffusion intentionnelle de mensonges, de contre-vérités, de fausses nouvelles devraient au moins comporter un risque de perdre l'accès au débat public ou d'entraîner le discrédit aux yeux de l'opinion.

7.5.2. - Or, la réglementation de la parole publique est confrontée au dilemme d'avoir à restreindre la liberté d'expression: en effet, elle comporte une contradiction interne qui paraît difficile à résoudre. Les injonctions officielles contre les "haters", par exemple, montrent leurs limites, de même que le blocage ou la suppression de comptes. Les expressions "armée de trolls" ou "shitstorm" sont là pour souligner le caractère massif et donc difficile à contenir de ces phénomènes qui participent au "bruit" (3.2.) des réseaux sociaux.

7.5.3. - C'est également vrai pour l'attitude "positive". La "fabrication du consentement" est un thème important dans l'approche critique des médias avant même l'apparition du web grand public (Herman/Chomsky 1988), Il va sans dire que les choses ont ensuite pris des proportions au-delà de toute attente, notamment parce que chaque "position" très suivie peut générer une "négation" massive qui, avec le bruit fait de part et d'autre, met à mal toute forme de confrontation raisonnable (6.1.).

7.5.4. - Plutôt que de "moraliser" la parole publique, on cherche actuellement à réglementer celle des "anonymes", sans pour autant approfondir ce concept. Imposer l'utilisation du vrai nom pour intervenir sur les réseaux sociaux ou tenir un blog ferait sauter la base sur laquelle ces usages du web ont émergé, en sachant par ailleurs que personne n'y est vraiment "anonyme" et qu'un "traçage" par les autorités reste toujours possible.

7.5.5 - Dans ce contexte, il faut rappeler que le pseudonyme et la publication anonyme, comme le fameux Traité théologico-politique de Spinoza (1670), ont toujours été des moyens de protection personnelle contre les risques de préjudice et de persécution de l'auteur d'un texte qui remet en question une parole ou un dogme officiels. Que dans les conditions de l'interactivité globale, l'utilisation de l'anonymat soit différente, cela ne diminue en rien son importance pour sauvegarder l'expression libre et indépendante.

8. - Pour clore ce passage en revue certainement fragmentaire et incomplet des problèmes posées par le droit à la parole (1.), l'anonymat (2.) et l'expression libre (3.) à l'heure des réseaux électroniques, récapitulons quelques éléments de réflexion:

8.1. - Le bruit (l'entropie). Nous pouvons aller plus loin en parlant de "brouillage" des messages (informations), voire d'une "pollution" ainsi créée qui décourage certains de ceux qui auraient les compétences et l'originalité nécessaires pour enrichir le débat public.

8.1.1. - Le droit à la parole dépend en grande partie de la "popularité" ou "notoriété", ce qui en soi n'est pas nouveau.. Il y a ici un hiatus entre la quantification (8.3.) et la qualité de la contribution au débat public (compétence, originalité). Or, la quantification est avant tout l'affaire du "mainstream" et de ses différentes "négations", d'où un fonctionnement binaire (consentement / contestation, ami / ennemi).

8.1.2. - Sur le web, et en particulier sur Twitter, l'usager est confronté à une polémique incessante. On constate une "mise en abîme" du consentement et de la contestation qui rend inaudibles la plupart des contributions et s'oppose à toute discussion raisonnable. Chaque "position" se voit aussitôt confrontée à une "contre-position" sans qu'une instance neutre ("fact-checking") puisse les départager.

8.2. - L'exclusion du tiers.  On assiste de plus en plus aux tentatives de mise hors circuit du jugement impartial (factuel), scientifique (objectif) etc. Une responsabilité au moins partielle revient aux scientifiques et aux experts eux-mêmes, lorsque leurs prestations sont au service d'intérêts privés ou partisans. La question de la différence entre les sciences "pures" (au sens d'une recherche désintéressée, "fondamentale") et "appliquées" (ici comme "expérimentation totale" au service du profit) est d'une importance capitale sur le plan du débat public et de la nécessité d'une instance neutre, factuelle, "objective".

8.3. - La quantification, en particulier dans les différents domaines commerciaux et politiques. Les uns ont pour objectif de "maximiser" leurs revenus ou chiffres de vente, les autres de recruter des adhérents et d'accroître leur électorat. On peut y ajouter, entre autres, la course à la "popularité" des artistes ("stars", "célébrités"). Avec tout ce que cela implique en termes de visibilité, les places de "leader" sont alors attribués en fonction du nombre de vues (clics), de followers, de likes, de reposts, de commentaires. Cette quantification ne tient aucun compte de la "qualité" (8.1.1.) des interventions qu'elle comptabilise.

8.4. - La "dynamique de groupe" émanant des réseaux sociaux est impressionnante. Sans Facebook, le "Printemps Arabe", les "Gilets Jaunes" n'auraient pas pu avoir des effets réels aussi remarquables. Il en va de même pour l’influence - positive ou négative - d'un grand nombre de mouvements politiques et religieux ou encore des solidarisations spontanées autour d'une "cause".

8.4.1. - C'est sans doute ici que l'individu, qui comme "anonyme" se voit noyé dans la masse des internautes, trouve une forme d'expression nouvelle en devenant le maillon d'une chaîne interactive qui peut, par exemple, permettre l'entraide et l'échange au niveau local, court-circuitant alors les grands circuits de distribution. Pour ainsi dire à rebours de la "globalisation", cette utilisation des réseaux n'a pas encore développé tout son potentiel.

8.4.2. - En effet, il faut rappeler les efforts, présents dès le début, de construire un réseau libre, non basé sur le profit (5.2.) qui aux yeux de la grande majorité est aujourd'hui marginalisé, même si des logiciels libres comme le lecteur multimédia VLC, l'enregistreur-éditeur de sons Audacity ou le traitement de textes Open Office connaissent un grand succès. Mais l'internet libre, qui comprend également l'accès croissant aux archives publiques, continue d'exister et d'être développé, de telle sorte qu'il est permis, ici aussi, d'espérer un second souffle aux dépens de l'hégémonie du web commercial qui prend aujourd'hui l'allure d'un quasi monopole par l'omniprésence de la publicité, l'invitation constante à l'achat et la course effrénée à l'attention.

8.5. - En fonction des régions et des niveaux de vie, les effets et les influences des nouvelles technologies sur la vie quotidienne et le comportement des gens peuvent être considérables. Cela concerne également la communication avec, en particulier, l'exigence de disponibilité permanente sur le plan professionnel; mais aussi les échanges d'ordre privé qui viennent perturber les emplois du temps, les rendez-vous personnels: l'exemple désormais classique est l'annonce en dernière minute d'un changement de programme et, si la rencontre a réellement lieu, l'interruption pour le moins gênante d'une échange basé sur la présence par d'incessants appels et messages venus d'ailleurs. Ici, la moindre des choses serait d'éteindre les outils de communication électronique (exclure les absents) pour vivre les rencontres au présent.

8.5.1. -  Il semble évident que la hantise principale des fournisseurs, producteurs, commanditaires, bénéficiaires de la "sphère virtuelle" concerne le possible désintérêt du public qui se tournerait à nouveau vers ce qui en est largement exclu et constamment différé: le temps de vie, unique, irréversible et limité (5.5.), synchronisé avec les rythmes naturels, organiques. L'invitation constante au divertissement, l'illusion permanente de nouveauté créent non seulement un engouement massif, mais également l'habituation à une temporalité indéfiniment reproductible, récursive: le "temps humain" qui gère non seulement la production et la consommation, mais aussi le "temps libre"; possédant ses propres synchronisateurs, il est largement indépendant du "temps naturel", qui synchronise des différents rythmes, cycles, durées des êtres vivants. En effet, le réseau mondial est actif 24h/7 tout autour du globe: il ne dort jamais et promet l'éternité aux traces que vous y laisserez. Or, il ne fait aucun doute que cette "éternité électronique" n'est pas moins mortelle (temporaire) que celles qui lui ont précédé dans l'histoire théologico-politique de l'humanité.

8.5.2. - Mais une autre hantise existe du côté des usagers. Avant même l'apparition des "nouvelles technologies", on redoutait déjà la mise en place d'une "société de surveillance" d'ordre technocratique. 1984 de George Orwell est publié à Londres dès 1949 (la version française suit en 1950). Le caractère prophétique de ce roman d'anticipation est indéniable. Quinze ans plus tard (en 1964 aux USA) paraît L'homme unidimensionnel de Herbert Marcuse (traduction française en avril 1968). En substance, l'auteur décrit une situation où l'autorité - traditionnellement extérieure à l'individu, à laquelle il peut donc se soumettre ou s'opposer - est désormais intériorisée. Autant dire que nous serions en passe de devenir nos propres "chiens de garde".

8.6. - La question du "changement de paradigme" (6.5.) est intéressante parce que l'avènement des "nouvelles technologies" semble déjà s'acompagner d'une nouvelle "vision du monde". Or, certains indices nous permettent de voir une continuité avec celles qui ont précédé: l'anthropocentrisme et le complexe de supériorité humaine, la démesure (l'hybris) et l'hégémonie sur la nature sont des éléments anciens qui, revisités à l'âge moderne avec l'universalisme et le rationalisme, préfigurent, l'un la "globalisation", l'autre la domination techno-logique. L'automatisation croissante des processus de production et des routines quotidiennes, les interfaces "bio-technologiques" et l'expérimentation totale (Jacques Poulain) biogénétique, "psychotechnique" etc. permettent cependant d'entrevoir un "nouveau monde" où l'Homme serait débarrassé des tâches ingrates, où il ferait "corps" avec la machine.

8.6.1. - Une telle vision du monde ne prend pas en compte les exigences et aléas de la vie réelle, les rapports sociaux, économiques, politiques, les différences de ressources et de niveaux de vie, la multiplication des catastrophes naturelles et humaines, la destruction des espaces et des espèces sauvages etc. Le récent confinement planétaire (6.3.2. et sq.), dont on ne peut pas encore mesurer les conséquences à plus long terme, a eu deux effets immédiats: d'une part la réduction des activités humaines d'où une régénération très ponctuelle et éphémère des milieux naturels; de l'autre l'effondrement d'un certain nombre de secteurs d'activité (comme le tourisme, les transports, la gastronomie), et le rôle majeur que jouent en temps de crise les institutions et aides d'État, un système correct de soins et d'assistance sociale.

8.6.2. - Autour de ces questions, les discussions publiques vont bon train sans que l'on puisse se mettre d'accord sur un certain nombre d´évidences. On parle du "monde d'après". Or, d'après ce qui précède, seuls un changement collectif de "mentalité", une "mutation" de l'esprit humain pourraient créer un "nouveau monde", dont l'Homme ne serait plus le centre, où la "croissance" n'est plus le moteur de l'économie et où l'humanité critique vis-à-vis d'elle-même s'imposerait enfin des limites raisonnables et notamment l'objectif d'une limitation considérable de ses activités à plus ou moins court terme.

8.6.3. - Si ce n'est qu'un autre de nos vœux pieux, rien n'empêche cependant de l'énoncer et de considérer le chemin qui resterait à parcourir ou les impasses qui nous bloquent. S'il faut en passer par les réseaux sociaux pour avancer, il serait bon de refuser le formatage des grands fournisseurs de plateformes, la quantification incessante du trafic assortie à la collecte permanente de données personnelles, la polémique stérile sur la scène médiatique et politique, pour privilégier la discussion raisonnable et constructive, le partage d'expériences vécues, l'entraide et l'échange local, pour prendre ces exemples parmi d'autres. Personne n'est empêché - du moins dans le monde qui se veut encore libre - de programmer lui-même un réseau autour de son village, son quartier, sa région ou de sa profession, par exemple, qui ne soit ni personnel ni commercial, c'est-à-dire ouvert sur autrui et au service d'une collectivité non basée sur le profit et l'exploitation.


[... en cours ...]


SK, avril / mai 2020

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