vendredi 10 juin 2016

"Breaking Bad" - Rudiments d'analyse

L'analyse d'une œuvre à suspense comme la série Breaking Bad (1) doit en principe tenir compte de ceux qui ne la connaissent pas et ne révéler ni le dénouement ni les rebondissements du scénario. Par son caractère lacunaire, allusif, elliptique, elle différera donc forcément de celles qui se pratiquent couramment dans les écoles où l'œuvre discutée est en général connue de tous. Ainsi, l'interprétation qui entend préserver le suspense restera toujours imparfaite aux yeux des spécialistes, mais risque également d'être boycottée par les novices qui voudraient aborder l'œuvre sans idées préconçues.

Devant ce dilemme, je voudrais commencer par quelques impressions personnelles :

Dans l'ensemble et notamment depuis la deuxième saison jusqu'à la fin, cette série est incroyablement bien réalisée et mérite sans conteste la place qui lui est presque unanimement attribuée parmi les meilleurs produits du genre. Cette excellence se retrouve à peu près dans tous les compartiments : la narration, la dramaturgie et les dialogues originaux, le casting et le jeu des acteurs, le choix des lieux de tournage et des décors, l'image et le son superbement travaillés, sans oublier la musique qui amplifie parfois remarquablement bien les différentes situations. Le montage des séquences, qui se terminent presque toujours sur un fondu au noir souvent abrupt, donne une unité paradoxale à l'ensemble puisque ses coupures ou ruptures sont ainsi soulignées tandis que la systématisation du procédé lui imprime une régularité. Il faut également insister sur le suspense qui – avec quelques longueurs, situations d'attente ou remplissages inévitables – est maintenu tout au long des quelque 50 heures de spectacle. Enfin, on ne peut pas ne pas mentionner une sensation d'étouffement provoquée par un univers étrangement clos, apparemment sans issue, de plus en plus pervers, qui contraste singulièrement avec la beauté et les grands espaces des paysages désertiques du Nouveau Mexique.

Voici à présent l'inventaire des personnages principaux :
– Walter « Walt » White alias « Heisenberg », chimiste, sa femme Skyler, et leurs enfants,
– Henry « Hank » Schrader, officier des stups (« DEA »), et sa femme Marie, sœur de Skyler,
– Jesse Pinkman, partenaire de Mr. White,
– Saul Goodman, avocat véreux, au service de Mr. White,
– Gustavo « Gus » Fring, chef d'une importante organisation criminelle (vs. le cartel mexicain),
– Mike Ehrmantraut, « nettoyeur » et tueur, au service de Gus.
Il faut également résumer et regrouper quelques éléments récurrents, qui constituent autant d'étapes dramaturgiques assez rapidement introduites dans la série et mentionnés dans la plupart des présentations :
– le thème de la famille et la maladie à la mort ;
– la chimie et la fabrication d'une drogue de synthèse, d'où
– la commercialisation du produit illicite et la criminalité organisée, d'où encore
le problème du blanchiment de l'argent et de la « couverture ».

Le premier élément, présent depuis le début, est le cancer du poumon diagnostiqué chez Mr. White, la cinquantaine, qui a du mal à joindre les deux bouts comme prof de chimie dans un lycée d'Albuquerque, une ville de l'État frontalier du Nouveau Mexique, où se déroule la majeure partie de l'action. Peu à peu, dans le seul but d'assurer après sa mort l'avenir de sa femme enceinte et de son fils adolescent souffrant d'IMC (2), il projette de fabriquer de la méthamphétamine (3) à la suite d'une rencontre avec un ancien élève, le jeune Mr. Pinkman, branché dans le milieu de la drogue. L'association entre ces deux personnages antagoniques fait également jouer le conflit entre la logique, la démarche scientifique de l'un et le délire, les réactions imprévisibles de l'autre – une association qui, cependant, va s'avérer paradoxalement fructueuse. Également présent depuis le début, Hank, le beau-frère de Mr. White, incarne la Loi en sa qualité de redoutable enquêteur de la DEA (4), lui aussi doué d'une faculté combinatoire hors pair. Lors des fréquentes rencontres familiales, mais aussi face à sa femme et son fils Walter Jr. (« Flynn »), le chimiste doit jouer un double-jeu assez périlleux puisqu'il faut cloisonner, séparer rigoureusement sa vie de famille de ses activités illégales, ce qui sera de plus en plus difficile au fil du temps, notamment lorsque les deux partenaires vont entrer en contact d'un côté avec les hors-la-loi du cartel mexicain et de l'autre avec Gus, le patron d'un élevage de poulets, de la chaîne de fast-food correspondante (« Los Pollos Hermanos ») et d'une blanchisserie, qui lui servent surtout de « couverture » pour son entreprise criminelle de grande envergure. C'est sans doute le personnage le plus abyssal de la série qui dissimule un pouvoir de nuisance inépuisable derrière une façade de citoyen respectable de la ville, toujours prêt à participer aux œuvres charitables de la bonne société. Gus ne perdra jamais sa contenance, pas même dans une séquence particulièrement sanglante, où il égorge de ses propres mains l'un de ses hommes à la manière d'un sacrifice rituel.

En voyant évoluer les personnages, d'autres thèmes et conflits s'ajoutent aux précédents, dont en particulier :
– l'identité et la « double vie » ;
– la fidélité et la trahison ;
– la respectabilité et l'amoralité.
Si ces oppositions n'ont apparemment rien de vraiment original, Breaking Bad fait la démonstration de l'intrication – pour ne pas dire la « dialectique » – de ces pôles traditionnellement antagoniques, qui ne peuvent de toute évidence plus être traités sous la forme habituellement binaire – distinguant bons et méchants, amis et ennemis – des standards narratifs du passé, propres à la plupart des productions dites « de genre ».



Du côté des spectateurs, les effets de cette désorientation – car c'est aussi de cela qu'il s'agit – ne manqueront pas de provoquer une « ambivalence des sentiments » (5) : on est à la fois fasciné et dégoûté par cette ambiance continue de violence, qu'elle soit d'ailleurs simplement suggérée ou crûment montrée, que l'on soit plongé dans l'atmosphère apparemment rassurante de la famille ou dans le processus inquiétant de la fabrication clandestine du stupéfiant : on ressent alors cet « étouffement » déjà évoqué, dû à une insécurité permanente, une exposition constante à la menace d'un « dehors » – en tant que différence radicale – que Mr. White s'efforce de maintenir à distance, alors que sa volonté de protection de la famille ne fait que précipiter l'irruption du « tout autre », du « mal radical ». Ici, le thème de la famille et de sa protection à tout prix est décliné jusqu'à l'absurde, jusqu'à basculer dans son contraire : l'insécurité absolue. – Mais, sans pouvoir en dire davantage pour la raison indiquée au début, cette « ambivalence des sentiments » jouera également sur l'identification des spectateurs, qui constitue un ressort dramaturgique essentiel puisqu'elle permet d'établir une relation émotionnelle avec les personnages. Simplement ceci : Lorsqu'on s'identifie à un « héros » dont, justement, l'identité devient de plus en plus « instable », la confusion risque d'être grande. Jusqu'à quel point peut-on alors maintenir un élan spontané de sympathie – ou d'antipathie – pour tel ou tel personnage, à quel moment faudrait-il le renier, et ne cherchera-t-on pas à s'y accrocher pour éviter de se « déjuger », en considérant par exemple que les apparences sont « trompeuses »  ? – De toute évidence, le conflit se joue ici entre le sens moral et le lien affectif, qui se livrent un combat sans merci.

***

On ne manquera pas de s'apercevoir que la « communication » entre les protagonistes de la série s'effectue très souvent par téléphone mobile, ce qui est absolument conforme aux usages dans notre monde contemporain. – Plus surprenant : L'une des constantes est la destruction des appareils, une fois le message passé, pour éviter de se faire repérer. Or, si cet acte – qui par moments fait penser à un running gag – s'explique par la prudence, les précautions à prendre dans l'illégalité, sa véritable signification est ailleurs. Une réplique récurrente de Mr. White peut nous mettre sur la voie, car il dit très souvent, que ce soit au téléphone pour solliciter une rencontre ou en présence de son interlocuteur : « Il fait qu'on parle ! » Les appels – plus ou moins désespérés, vains – au dialogue et l'acte de destruction des téléphones pourraient indiquer que toute véritable communication est devenue impossible (6). –  Bien sûr, cette situation permanente d'incommunication s'explique à son tour par le contexte : lorsqu'on doit cacher son jeu, mener une double vie, lorsqu'on est partagé entre deux identités (Mr. White/Heisenberg), il n'est plus possible de « parler » au sens fort du mot, de dire « la vérité » et « le fond de sa pensée », ou encore tout simplement de s'ouvrir à l'autre. Or, ce contexte a été résolument choisi et développé jusqu'à l'absurde par le créateur et les co-auteurs de la série. En ce sens, il possède donc aussi une dimension symbolique, qui pourrait alors fonctionner comme un paradigme du monde actuel, où les identités sont devenues floues, où la « communication » est constamment interrompue par des sollicitations externes, « coupée » car « coupable », puisqu'elle signe l'absence de l'autre dans l'univers clos de la solitude moderne.

À ce point, quelques observations critiques s'imposent :

La série ne montre pratiquement jamais et, surtout, ne thématise pas les effets désastreux de la méthamphétamine sur les consommateurs. Or, il s'agit là du véritable crime, intolérable, monstrueux. Et le décor se limite pour la plupart aux villas huppées des protagonistes principaux et des barons de la drogue, le cadre de vie des hommes de main, des travailleurs clandestins et des junkies paraît sans intérêt. – Dans cet ordre d'idées, la synthétisation effrénée, à très grande échelle, de cette drogue meurtrière pourrait symboliser le cycle actuel de production et de consommation, sans aucun souci des effets désastreux sur la vie de « l'utilisateur final », mais aussi sur la nature en général, qui apparaît ici sous une forme étrangement désertifiée, voire « dénaturée », presque « post-humaine ». – De même, la « bonne marche des affaires » est ici garantie par une violence impitoyable, explicite, sanguinaire, amorale, où l'on peut voir le terrible reflet de la violence économique basée sur le « manque » ou l'urgence de la satisfaction des « besoins premiers », qui est en effet une « question de vie ou de mort ». – Et, dans le cadre de nos sociétés contemporaines, nous avons de plus en plus affaire à un autre terrorisme insidieux : les appels permanents à la consommation par les publicités omniprésentes, dont les représentations d'un monde parfait dissimulent systématiquement la misère et le manque, qui sont pourtant le lot quotidien de la grande majorité des habitants de cette planète ; sans oublier la promotion incessante d'un impératif de croissance contre tout bon sens et finalement obscène, pervers, au regard de ses effets catastrophiques sur les hommes et les espaces naturels.

Cette façon de voir nous amène aux liasses de billets, souvent montrées, que l'on ne peut pas utiliser tant qu'elles n'ont pas été « blanchies » puisque cet « argent sale » – également appelé « prix du sang » (blood money) – constitue avant tout la preuve irréfutable du crime terrible à l'origine de cet immense capital qui, en fin de compte, ne sert plus à rien. Car, même lorsque les besoins des uns et des autres sont couverts à vie et bien au-delà, la « production » continue, de manière automatique, compulsive, les millions de dollars s'accumulent indéfiniment, tandis que le manque et la misère des hordes de consommateurs invisibles ne cesse de croître. Ainsi, l'un des deux motifs centraux de la série Breaking Bad – les activités criminelles autour de la fabrication et de la commercialisation de méthamphétamine – peut être perçu comme une puissante métaphore – réfléchie ou non – du diktat de l'économie et de la finance « globalisées », dont la toute-puissance, l'impunité, les passe-droits, mais aussi l'immense pouvoir de nuisance – la violence tant réelle que symbolique – ne devraient plus échapper à personne.

Ces remarques critiques n'enlèvent rien à la pertinence de la série car, justement, ses non-dits et hors-champs sont terriblement éloquents. Et, si l'on veut bien considérer que ce plan métaphorique, ce niveau symbolique lui donnent sa véritable cohérence, Breaking Bad livre une démonstration sans faille de toute la cruauté, l'absurdité, la frénésie du monde contemporain, bien au-delà de tous ces magnifiques artifices cinématographiques qu'elle déploie par ailleurs pour le plaisir et – il faut bien le dire  – l'occasionnel effroi du spectateur.

***

En respectant la consigne liminaire, aucune conclusion de ces rudiments d'analyse n'est possible. Pour contourner l'écueil, l'avertissement suivant est parfois donné : cessez de lire à ce point si vous ne voulez pas connaître le dénouement. Un tel avertissement ne sera pas nécessaire ici.

N'empêche : sans faire de révélations importantes, il est impossible de développer l'autre thème central de Breaking Bad : la famille, ou plus largement les liens humains, à la fois affectifs et matériels, qui mériteraient, s'il n'était déjà pris, le titre d'Affinités électives (7). Car les relations familiales – Walter White, sa femme Skyler et son fils Flynn, Skyler et sa sœur Marie, Walter et son beau-frère Hank – sont en concurrence avec des alliances de circonstance, matérialistes mais également chargées d'émotions considérables : en premier lieu entre Walter White et son partenaire Jesse Pinkman, puis entre autres avec l'avocat Saul Goodman, le tueur professionnel Mike Ehrmantraut et le baron de la drogue Gustavo Fring. Beaucoup de personnages secondaires gravitent autour de ces alliances, notamment les copains délirants et les amoureuses de Jesse, mais aussi le redoutable Tuco Salamanca et sa famille du cartel mexicain.

Les alliances – familiales, circonstancielles  – et les rivalités ou intérêts contraires, qui se développent en filigrane, gravitent autour d'un pôle immuable : la méthamphétamine génératrice de profits immenses permettant à Mr. White de mettre sa famille à l'abri après sa mort. Or, paradoxalement, les relations se transforment radicalement au fil de ces deux années de vie racontées par la série, alors que le chimiste se cramponne de façon franchement obsessionnelle à son projet initial. Il faut ajouter – et c'est l'un des arguments clés de Breaking Bad – que Walter White se voit progressivement coincé dans un engrenage de surenchère criminelle proprement effrayant. Où il se transforme lui-même radicalement.

Une dernière remarque sur le thème omniprésent de la mort qui constitue pour ainsi dire le mobile, la motivation et le moteur des crimes commis par Mr. White. Il se sait condamné, et c'est uniquement cette conscience de la mort qui permet l'émergence du second motif : mettre sa famille à l'abri financièrement. Or, puisque son temps est compté, les actes jugées nécessaires pour y parvenir sont eux-mêmes extrêmement mortifères. Enfin, l'argent généré par la drogue meurtrière – le prix du sang, mais aussi du manque et de la misère – apporte lui aussi la mort. Et le cercle se referme.


 SK, 24/25 avril 2016

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Notes

(1) La série Breaking Bad a été créée, en grande partie écrite, parfois réalisée par Vince Gilligan, et diffusée aux États-Unis et au Canada de janvier 2008 à septembre 2013 sur la chaîne AMC (câble et satellite, spécialisée dans le cinéma, notamment indépendant), puis sur Netflix où elle est également disponible en version française. Arte l'a programmée à partir d'octobre 2010 en version multilingue. En France, les DVD sont sortis entre janvier 2011 et janvier 2014. Le coffret des 5 saisons (62 épisodes) coûte actuellement autour de 65 € en ligne. - Littéralement, le titre peut signifier « mal tourner » ou « La mauvaise pente ».
Dérive de l'expression argotique du Sud-Ouest américain "to break bad" qui signifie : remettre en cause les conventions, défier l'autorité, enfreindre les lois, devenir fou...
(2) Infirmité Motrice Cérébrale. Dans la série, le lycéen Walter Jr. se déplace à l'aide de béquilles, a souvent du mal à articuler, mais dispose de toute sa lucidité.
(3) Cette drogue de synthèse est extrêmement addictive, euphorisante et stimulante. Elle se présente sous forme de cristaux solides (« crystal », « crystal meth »). Et, comme son nom l'indique, elle appartient au groupe des amphétamines, prisés entre autres par les sportifs et les militaires (Source : Wikipédia).
(4) La Drug Enforcement Administration dépend du Département de la Justice des États-Unis et lutte contre l'usage et le trafic des substances classées comme « stupéfiants ».
(5) Cette notion d'« ambivalence » a été introduite par Eugen Bleuler (1910/1) dans le cadre de ses études sur la schizophrénie, puis reprise par Freud, en particulier dans son important essai Deuil et mélancolie (1917), où il parle de « conflit d'ambivalence » entre les sentiments d'amour et de haine à l'égard d'un « objet perdu ».
(6) Le philosophe Hegel affirme que l'apparition du concept – ici la « communication » – signe la disparition de la chose (du signifié). Cette observation n'est évidemment pas à prendre au sens absolu. L'apparition et l'usage actuel des mots « argentique » (photo) ou « analogique » (son) dans un univers entièrement numérisé illustre très bien ce dont il s'agit ici.
 (7) Le titre de ce roman de Goethe conviendrait bien, puisqu'il s'agit d'un concept de chimie que l'on peut étendre aux relations humaines. Le sens littéral du titre allemand – Die Wahlverwandschaften (1809) – réunit d'ailleurs les notions de « choix » et de « parenté ».

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