jeudi 3 novembre 2016

Digressions sur le totalitarisme

 I. - La révolution totalitaire



C'est une hypothèse qui me turlupine depuis longtemps. Mais ce n'est qu'une hypothèse, et je n'ai pas vraiment les compétences pour l'étudier ou même l'exposer comme elle le mériterait. Je me souviens qu'en cours d'histoire on nous apprenait - et on continue sans doute de le faire aujourd'hui - que la Révolution Française pouvait être interprétée comme la prise de pouvoir de la classe bourgeoise. Devenue très puissante, très riche au cours des siècles de la Renaissance et des Lumières européennes, qui ont vu les marchands et les voyageurs devenir des fabricants et des entrepreneurs, comme les Fugger d'Augsbourg, qui finançaient déjà les "campagnes électorales" des empereurs au début du 16e Siècle, il manquait un certain nombre de lois et de libéralisations d'ordre économique à leurs pleins pouvoirs, que les révolutions de la fin du 18e Siècle ont - après une période de latence - permis d'instaurer.

C'est cette période de latence qui peut donner à penser...

Admettons un instant que les "révolutions totalitaires" du 20e Siècle ont permis de porter au pouvoir une nouvelle classe sociale, plus précisément cette petite-bourgeoisie bureaucratique que l'on a vu à l’œuvre dans les régimes autoritaires. Si les marchands voyageurs de la Renaissance ont mis un certain temps à se transformer en industriels capitalistes, qui allaient supplanter l'aristocratie européenne à la tête des affaires, quelle pourrait être l'origine et quel serait le destin de cette nouvelle caste bureaucratique et gestionnaire ?

vendredi 10 juin 2016

"Breaking Bad" - Rudiments d'analyse

L'analyse d'une œuvre à suspense comme la série Breaking Bad (1) doit en principe tenir compte de ceux qui ne la connaissent pas et ne révéler ni le dénouement ni les rebondissements du scénario. Par son caractère lacunaire, allusif, elliptique, elle différera donc forcément de celles qui se pratiquent couramment dans les écoles où l'œuvre discutée est en général connue de tous. Ainsi, l'interprétation qui entend préserver le suspense restera toujours imparfaite aux yeux des spécialistes, mais risque également d'être boycottée par les novices qui voudraient aborder l'œuvre sans idées préconçues.

Devant ce dilemme, je voudrais commencer par quelques impressions personnelles :

Dans l'ensemble et notamment depuis la deuxième saison jusqu'à la fin, cette série est incroyablement bien réalisée et mérite sans conteste la place qui lui est presque unanimement attribuée parmi les meilleurs produits du genre. Cette excellence se retrouve à peu près dans tous les compartiments : la narration, la dramaturgie et les dialogues originaux, le casting et le jeu des acteurs, le choix des lieux de tournage et des décors, l'image et le son superbement travaillés, sans oublier la musique qui amplifie parfois remarquablement bien les différentes situations. Le montage des séquences, qui se terminent presque toujours sur un fondu au noir souvent abrupt, donne une unité paradoxale à l'ensemble puisque ses coupures ou ruptures sont ainsi soulignées tandis que la systématisation du procédé lui imprime une régularité. Il faut également insister sur le suspense qui – avec quelques longueurs, situations d'attente ou remplissages inévitables – est maintenu tout au long des quelque 50 heures de spectacle. Enfin, on ne peut pas ne pas mentionner une sensation d'étouffement provoquée par un univers étrangement clos, apparemment sans issue, de plus en plus pervers, qui contraste singulièrement avec la beauté et les grands espaces des paysages désertiques du Nouveau Mexique.

Voici à présent l'inventaire des personnages principaux :
– Walter « Walt » White alias « Heisenberg », chimiste, sa femme Skyler, et leurs enfants,
– Henry « Hank » Schrader, officier des stups (« DEA »), et sa femme Marie, sœur de Skyler,
– Jesse Pinkman, partenaire de Mr. White,
– Saul Goodman, avocat véreux, au service de Mr. White,
– Gustavo « Gus » Fring, chef d'une importante organisation criminelle (vs. le cartel mexicain),
– Mike Ehrmantraut, « nettoyeur » et tueur, au service de Gus.
Il faut également résumer et regrouper quelques éléments récurrents, qui constituent autant d'étapes dramaturgiques assez rapidement introduites dans la série et mentionnés dans la plupart des présentations :
– le thème de la famille et la maladie à la mort ;
– la chimie et la fabrication d'une drogue de synthèse, d'où
– la commercialisation du produit illicite et la criminalité organisée, d'où encore
le problème du blanchiment de l'argent et de la « couverture ».

Le premier élément, présent depuis le début, est le cancer du poumon diagnostiqué chez Mr. White, la cinquantaine, qui a du mal à joindre les deux bouts comme prof de chimie dans un lycée d'Albuquerque, une ville de l'État frontalier du Nouveau Mexique, où se déroule la majeure partie de l'action. Peu à peu, dans le seul but d'assurer après sa mort l'avenir de sa femme enceinte et de son fils adolescent souffrant d'IMC (2), il projette de fabriquer de la méthamphétamine (3) à la suite d'une rencontre avec un ancien élève, le jeune Mr. Pinkman, branché dans le milieu de la drogue. L'association entre ces deux personnages antagoniques fait également jouer le conflit entre la logique, la démarche scientifique de l'un et le délire, les réactions imprévisibles de l'autre – une association qui, cependant, va s'avérer paradoxalement fructueuse. Également présent depuis le début, Hank, le beau-frère de Mr. White, incarne la Loi en sa qualité de redoutable enquêteur de la DEA (4), lui aussi doué d'une faculté combinatoire hors pair. Lors des fréquentes rencontres familiales, mais aussi face à sa femme et son fils Walter Jr. (« Flynn »), le chimiste doit jouer un double-jeu assez périlleux puisqu'il faut cloisonner, séparer rigoureusement sa vie de famille de ses activités illégales, ce qui sera de plus en plus difficile au fil du temps, notamment lorsque les deux partenaires vont entrer en contact d'un côté avec les hors-la-loi du cartel mexicain et de l'autre avec Gus, le patron d'un élevage de poulets, de la chaîne de fast-food correspondante (« Los Pollos Hermanos ») et d'une blanchisserie, qui lui servent surtout de « couverture » pour son entreprise criminelle de grande envergure. C'est sans doute le personnage le plus abyssal de la série qui dissimule un pouvoir de nuisance inépuisable derrière une façade de citoyen respectable de la ville, toujours prêt à participer aux œuvres charitables de la bonne société. Gus ne perdra jamais sa contenance, pas même dans une séquence particulièrement sanglante, où il égorge de ses propres mains l'un de ses hommes à la manière d'un sacrifice rituel.

En voyant évoluer les personnages, d'autres thèmes et conflits s'ajoutent aux précédents, dont en particulier :
– l'identité et la « double vie » ;
– la fidélité et la trahison ;
– la respectabilité et l'amoralité.
Si ces oppositions n'ont apparemment rien de vraiment original, Breaking Bad fait la démonstration de l'intrication – pour ne pas dire la « dialectique » – de ces pôles traditionnellement antagoniques, qui ne peuvent de toute évidence plus être traités sous la forme habituellement binaire – distinguant bons et méchants, amis et ennemis – des standards narratifs du passé, propres à la plupart des productions dites « de genre ».

mercredi 1 juin 2016

La quantification de l'être

Être

Le verbe « être » pose l'équivalence entre un sujet et ses attributs, avec cette particularité de ne pouvoir lui-même se définir, comme l'a finement remarqué Pascal dans De l'Esprit géométrique et de l'art de persuader (~1658):

« On ne peut entreprendre de définir l’être sans tomber dans cette absurdité : car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le sous-entende. Donc pour définir l’être, il faudrait dire c’est, et ainsi employer le mot défini dans sa définition. »

Cependant, Pascal ne thématise pas ici le pas réflexif consistant à « substantiver » le verbe être, à lui conférer le statut de « sujet » ou de « substance », comme si cette nouvelle affectation était sans incidence sur le sens du mot.

En réfléchissant sur l'évolution moderne des idées et des sociétés, il apparaît que le concept d'être entendu comme existence (Dasein) ou être conscient (Bewusstsein) – s'il possède un sens multiple, à la fois singulier et générique (humain) – comporte une dimension sociale, puisque l'être individuel se définit d'abord par sa relation aux autres, par sa place dans la société, son « statut social ». C'est ce que veut souligner la fameuse formule de Marx dans sa préface à la Critique de l'économie politique (1859) :

« Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être mais au contraire leur être social qui détermine leur conscience (Es ist nicht das Bewusstsein der Menschen, das ihr Sein, sondern umgekehrt ihr gesellschaftliches Sein, das ihr Bewusstsein bestimmt) ». 

Si Descartes déduisait l'être ou l'existence à partir de la seule faculté de pensée ou de conscience, Marx inverse les termes en déduisant la conscience de l'être social : ce que je suis dans la société – mon « statut social » – détermine ce que je pense, ma façon de percevoir le monde.

Il est entendu que nous avons ici affaire à un autre glissement de sens : si l'être pensant (ens cogitans) de Descartes concerne d'abord l'aspect purement formel de la faculté de penser, l'être conscient (Bewusstsein) de Marx fait référence aux contenus de pensée (« cogitata »). Ceci posé, l'être social – qui est sans doute à l'origine de cette composante essentielle de la pensée qu'est le langage articulé – est-il également responsable du surgissement de l'intelligence ou de la pensée comme telle (« l'idéation ») au cours de l'évolution ? - Cette question doit ici rester ouverte.


vendredi 1 janvier 2016

Deux fragments

 I


La pensée métaphysique exclut l’incarnation, ou bien lui réserve un traitement particulier. Exclu, le « corps » n’est déjà plus ce qu’il serait sans l’amputation de l’« esprit ». Même chose pour l’esprit – ou l’âme – qui garde la trace de l’amputation opérée par la pensée métaphysique : le corps – la douleur – y subsiste comme un « membre fantôme ».

Sans l’incarnation, nous ne pouvons pas nous penser comme « êtres de manque ». Or, toute notre pensée – jusque dans l’intentionnalité la plus abstraite – est marquée par ce manque qui réclame la satisfaction – l’accomplissement, la « réussite » – et qui est constamment menacé de frustration, hanté par l’« échec ». Ne mourant pas parfaits, la mort est notre échec final. Or, si la pensée métaphysique ignore la mort, elle ne peut pas non plus connaître la vie.

Illusion de la pensée psycho-somatique : elle vise l’union pratique – p. ex. : « médicale » – de l’esprit et du corps, alors qu’il s’agit de deux concepts « théoriques », issus du partage de l’âme – prétendument immortelle – et du corps « corruptible », momifié (« congelé »). Or, il faudrait tout reprendre à la base, reconnaître à la fois l’erreur et la nécessité civilisationnelle, historique, de cette séparation que l’on retrouve aussi dans la différence (ontologique) entre l’« idée » et le « phénomène », la « passion » et la « raison », la « sensibilité » et l’« entendement ». Il faudrait d’abord se demander si nous sommes capables de penser autrement : sans la césure, la scission, que l’on retrouve encore comme séparation entre l’« authentique » et l’« inauthentique », l’« être » et l’« apparence », le « savant » et le « vulgaire » …

Reprendre à la base, ce serait s’interroger sur la nature des outils dont dispose la pensée : les concepts ne sont rien en dehors du système de signes que l’on appelle une langue ; et il n’y a pas de langue universelle, il n’y a donc aucune validité absolue des concepts : les concepts sont temporaires ; et ils le sont doublement : synchroniquement dans la phrase, le paragraphe, le chapitre, le texte, le contexte, et diachroniquement comme objets philologiques, étymologiques, comme reliques d’une langue morte, comme survivants. Et ils sont « culturels » au même titre que la langue qui les véhicule. En ce sens, les concepts ont un côté « spatial » : ils limitent, délimitent un champ dans lequel ils peuvent, ou non, fonctionner. – Le concept n’inclut pas seulement sa ou ses significations, et leurs possibles analogies, ponts vers d’autres concepts, significations, analogies, mais il exclut également tout ce qu’il ne signifie en aucun cas : ainsi, le corps ne signifie en aucun cas l’esprit et inversement. Or, les concepts « corps » et « esprit » existent, alors qu’il n’existe aucun concept pour désigner l’unité primordiale que l’on doit supposer à l’origine de la « séparation de l’âme et de la chair ».