Stefan Kaempfer
Notes sur la traduction
1
Peut-être les métiers de la traduction procèdent-ils de la légendaire malédiction de Babylone : amenés à parler des langues différentes, les êtres humains ne s’entendent plus. Ce mot de « malédiction » nous entraîne, littéralement, au cœur du problème : car, pour ne pas s’entendre, il faut bien que les êtres humains soient d’abord et avant tout parlants. Si selon la Genèse (11,1), « toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots » avant le fameux « brouillage » de Babel, le début de l’évangile selon Jean (rédigé au 1er siècle de notre ère) vient rappeler cet âge d’or :
« Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος » (Vulgate : « In principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum, et Deus erat Verbum »). Louis Segond (1910) traduit : « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. » (Crampon [1864] préfère Verbe à Parole pour Logos et Luther [1522] traduit : « Im Anfang war das Wort und das Wort war bei Gott, und Gott war das Wort. »)
Or, si la pensée faite parole (λόγος) est le principe au commencement (ἀρχῇ) et que son essence est divine, quel est alors le sens de la « malédiction » babylonienne exposée par l’Ancien Testament qui, très certainement, reste présente à l’esprit de l’évangéliste ?
« C’est pourquoi on l’appela Babel : parce que c’est là que l’Éternel brouilla le langage de toute la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la surface de la terre » (Gn 11,9).Ce n’est pas un hasard si les grandes querelles prennent naissance autour des traductions de la Bible – et plus généralement des textes sacrés – puisque la présumée origine ou essence divine du Logos qui s’y exprime engage – du moins dans une perspective prosélyte – à la répandre « sur toute la surface de la terre » et donc à la traduire pour ceux qui, paradoxalement, ne peuvent plus l’entendre du fait même de ce légendaire « brouillage » divin.
Ainsi,
l’homme semble condamné à trahir la parole divine, qui revendique
l’universalité, en la traduisant dans tel ou tel idiome
particulier. Or, et c’est sans doute la leçon de Babylone :
en « brouillant le langage », la parole d’essence
divine supprime également sa propre dimension universelle et du
coup, le prologue de Jean
sonne
déjà comme le regret d’un paradis perdu.
***
On
peut décrire un aspect du
problème
comme le
conflit entre l’original et la
traduction. Que
faut-il donc
privilégier :
la fidélité quasi « religieuse » à l’original qui
« fait foi », ou la « belle infidélité » de
la traduction ? La différence entre les langues n’oblige-t-elle
pas sans cesse à trahir l’une au profit de l’autre, tout en
cherchant à les accorder ? N’est-on pas ici au cœur de la
« malédiction » des êtres parlants qui ne s’entendent
plus.
Car
la perte de l’universalité de la parole – pour autant qu’elle
ait un jour existé – fait de la mésentente un élément essentiel
de la communication humaine. Et si l’incommunication finale peut
engendrer des conflits largement extra-linguistiques et très
néfastes, le rôle de la traduction n'est-il pas de maintenir un
niveau soutenu d’échange verbal pour prévenir l’incompréhension
radicale et
le
risque d’un
fatal « passage à l’acte » ? (1)
Entre
« l’original faisant foi » et « la belle
infidèle », tout semble
affaire de décision, qui dépend d’abord
du type de texte à traduire : personne n’adaptera un
protocole juridique à la façon de Kafka (à part peut-être
lui-même), mais on
s'en
tiendra toujours au « genre »
du document à « transcrire » qui, identique au départ
et à l’arrivée, crée un pont
entre les deux langues. De même, un courrier diplomatique restera
toujours un courrier diplomatique avec ses formules consacrées,
précautions et chiffrages, qu’il s’agit de transmettre avec la
plus grande subtilité possible : dans ce cas précis, le rendu
exact du message et l’adaptation « diplomatique » ne
sont pas si éloignées l’un de l’autre.
Ainsi,
la
différence souvent évoquée
entre les traductions « techniques » et « littéraires »
tient
avant
tout
aux
objectifs :
une publicité sert à vendre un produit, un mode d’emploi à
l'utiliser. Et si je n’avais pas peur d’être aussi trivial, je
dirais qu’un roman est fait pour être lu par les amateurs de
romans et que tout dépend, là encore, du « genre » de
roman qu’il faut traduire, et donc du « genre » de
lectorat auquel la
traduction
s’adresse. (2)
Aparté sur les machines à traduire
La
montée de la société d’information « mondialisée »
à la fin du 20e
siècle
change complètement la donne : la « traduction
automatisée » gagne du terrain dans la communication
« globale » entre les êtres parlants, comme si l'on
cherchait à y recréer, tel un deus
ex machina, « une
seule langue et les mêmes mots » à répandre « sur
toute la surface de la terre ».
Le risque est, non pas tant la
suppression de la diversité des langues, mais leur nivellement
lorsqu'elles accèdent à un niveau de communication global, déjà
dominé pour une part importante par les programmes d’écriture et
de traduction automatique. – Mais les prévisions en la matière
sont délicates : dans les années 1970, un certain nombre de
linguistes prédisaient l'échec – ou du moins entendaient montrer
les limites – de la « traduction mécanique » (3), alors que l'on constate aujourd'hui des progrès fulgurants en la
matière. De ce fait, la traduction contemporaine n'est plus pensable
sans les outils qui sont désormais à sa disposition, en particulier
dans les domaines technologiques les plus divers et variés. Le rôle
de l'être humain passe alors progressivement de traducteur à
réviseur, vérificateur du travail de l'ordinateur.
On
est cependant enclin à penser que la traduction d'inédits restera
toujours une affaire humaine, même en disposant de programmes basés
sur une recherche de similitudes avec des documents existants. C'est
ici que se pose avec plus d'insistance la question de l'originalité,
qui réclamerait une « traduction créative » que
l'ordinateur ne serait pas en mesure de fournir. Toutefois, il ne
s'agit plus d'un problème spécifique de traduction, mais du rapport
général de l'être humain à la parole et
à la création
« à l'époque de [leur]
reproductibilité technique ». (4)
2
Pour introduire quelques
réflexions davantage orientées sur la pratique de la
traduction, voici les extraits d'une brève étude parue en 1540, où
Étienne Dolet énonce ces cinq points importants(5) :
1. – « il fault que le
traducteur entende parfaictement le sens et matiere de l'autheur
qu'il traduict ; car par ceste intelligence il ne sera jamais
obscur en sa traduction » (p.13).
2. – « La seconde chose
qui est requise en traduction, c'est que le traducteur ait parfaicte
congnoissance de la langue de l'autheur qu'il traduict : et soit
pareillement excellent en la langue en laquelle il se mect à
traduire. » (p.14/5)
3. – « Le tiers poinct
est qu'en traduisant il ne se fault pas asservir jusques à la que
l'on rende mot pour mot. Et si aucun le faict, cela luy procede de
pauvreté et deffault d'esprit. » (p.15)
4. – « il te fault garder
d'usurper mots trop approchans du Latin, et peu usitez par le passé :
mais contente toy du commun, sans innover aucunes dictions follement,
et par curiosité reprehensible [...] Pour cela n'entends pas que je
die que le traducteur s'abstienne totallement de mots qui sont hors
de l'usaige commun [...] mais le meilleur est de suyvre le commun
langage. » (p.16/7)
5. – « c'est asscavoir
une liaison et assemblement des dictions avec telle doulceur, que non
seulement l'ame s'en contente, mais aussi les oreilles en sont toutes
ravies, et ne se faschent jamais d'une telle harmonie de langage […]
car sans l'observation des nombres [oratoires], on ne peult estre
esmerveillable en quelque composition que ce soit : et sans
yceulx les sentences ne peuvent estre graves et avoir leur poids
requis et legitime. Car penses tu que ce soit assés d'avoir la
diction propre et elegante sans une bonne copulation des mots ? »
(p.18).
Il
va sans dire qu'il n’y a pas de problème de traduction entre deux
mots univoques de langues différentes. Les difficultés commencent
avec les significations multiples, ou antinomiques comme par
exemple « Aufgabe »
(tâche / abandon) en allemand ou « hôte » en français.
S’il faut, dans ces
cas,
recourir au contexte pour lever les ambiguïtés, il est souvent très
difficile de trouver un correspondant général – « absolu »
– d’un mot polysémique dans une autre langue. Un problème
apparenté survient lorsque deux mots – par exemple « Dasein »
et « Existenz »
que Heidegger (1927) distingue résolument – n’ont en fait qu’un
seul véritable équivalent en français (existence).
À l’inverse, l’allemand « Sprache »
appelle au moins trois traductions différentes en français :
parole, langue et langage. Mentionnons enfin les mots qui n’ont pas
de véritable équivalent dans l’autre langue, comme les mots
allemands « Schadenfreude »
ou « Sehnsucht »
et les mots français « dépaysement »
ou
« affriolant ».
Si la traduction doit ici aussi mettre à contribution l’occurrence
(la « phénoménalité ») du mot, l’espace qui s’ouvre
sur un plan absolu
est blanc, vide.
Ces
exemples nous permettent de distinguer le contexte comme possibilité
de désambiguïsation et le « plan absolu » d’un mot,
qui est important dans beaucoup de domaines, techniques,
scientifiques, commerciaux, où le mot est élevé au rang de
concept, d’idée ou de représentation, dont le sens ne doit pas
changer tout au long d’un exposé, voire
sur l’ensemble d’une œuvre. C’est sans doute là que les
problèmes de traduction les plus coriaces se posent. Comment, par
exemple, rendre un concept clé comme « Aufhebung »
(ou « das
Aufheben »)
chez Hegel (1812), appelé à décrire un processus qui, à la fois,
annule, conserve et « élève » ? Sans doute les
idées de « sublimation » ou de « refoulement »
(Freud 1900) font-elles référence à des processus au moins
partiellement analogues, mais ces concepts sont trop techniques et
connotées pour être utilisées ici. La difficulté n’est pas
moindre dans le cas déjà cité du « Dasein »
chez Heidegger, communément traduit par « être-là » –
ou non
traduit !
Il faut savoir que ce mot est déjà la « germanisation »
du latin « existentia »
et fonctionne donc en principe comme synonyme d’« existence »
(comme chez Kant et Hegel). Il en va de même pour beaucoup d’autres
concepts de l’idéalisme allemand, comme « Wirklichkeit »
(realitas),
« Anschauung »
(intuitio)
ou « Einbildungskraft »
(imaginatio).
Or, chacun à sa manière, Hegel et Heidegger aiment « manipuler »
les mots, l’un dans le cadre (dialectique) de « l’effort du
concept » (die
Anstrengung des Begriffs),
l’autre dans sa recherche (philologique) de « l’authenticité »
(Eigentlichkeit)
d’une « ontologie fondamentale » avec son traitement
très personnel
de l’étymologie. (6)
Hormis la recherche de correspondances ou d’équivalences lexicales, la traduction est l’art de produire dans la langue d’arrivée un texte cohérent à des niveaux très divers. Or, la transposition point par point d’un texte dans une autre langue est, sinon impossible, du moins fortement compromise par les différences grammaticales et syntaxiques entre les langues, mais aussi en regard de leurs spécificités culturelles et leurs préférences de style ou d'expression. – Une importance particulière doit être accordée à la position des mots dans la phrase : pour les langues à déclinaison comme l’allemand, la place des noms est plus libre qu’en français où leur fonction n’est pas marquée. Par contre, la place du verbe est codée en allemand alors qu’elle l’est moins en français où, de surcroît, les conjugaisons sont plus riches (pas de passé simple ni de forme spécifique du futur en allemand). S’ajoutent l’organisation des propositions dans la phrase et la ponctuation : la place de la virgule est plus libre en français qu’en allemand, où elle est censée séparer toutes les propositions d’une phrase. – Dès lors, la part de créativité tient au repérage et à l’utilisation de certaines libertés laissées dans l’une et l’autre des deux langues pour compenser les contraintes dues à leurs différences structurelles. Quant aux « diversités culturelles », elles s’expriment notamment à travers les expressions idiomatiques, les « dictons », les « jeux de mots », les « figures de style ». La traduction doit alors abandonner le plan littéral et chercher une image correspondante dans la langue d’arrivée : étant donné le « conformisme » déjà signalé des formations langagières (également relevé par Étienne Dolet, ci-dessus, n°4), il va sans dire que le travail ne consiste pas à créer une nouvelle expression ad hoc, mais à en choisir une qui existe déjà, dont la signification et l’image se rapprochent au mieux de l’expression à traduire.
***
Dans
une perspective certes idéale,
plusieurs
points me semblent importants pour
la
composition d’un
bon
texte d’arrivée :
- Il s’agit de rendre avec la plus grande précision et rigueur le contenu informatif et la cohérence logique de l’original, le but premier de toute traduction étant de « transmettre le message » d’une langue à l’autre.
- Il convient également de repérer les « non-dits », les « ellipses », les « contextes » – bref : le « hors-texte » – de l’original et de réfléchir à la meilleure façon de les rendre intelligibles dans le texte d’arrivée, en évitant si possible de multiplier les « traductions explicatives » et les « notes du traducteur ». À ma connaissance, ce point n’est pas suffisamment discuté dans les différentes théories de la traduction. Or, l’art de la traduction consiste aussi à faire entendre le « hors texte », qui englobe tout ce que le texte dit sans le dire, toutes ses références implicites. – Expliquer, expliciter l’implicite : voilà qui, dans bien des cas, n’est qu’une fausse bonne solution.
- Il faut ensuite chercher dans la mesure du possible à transposer dans la langue d’arrivée la façon de dire les choses et les niveaux de langue utilisées, les finesses et les écarts de style, la musicalité et le rythme de l’original. En effet, la traduction rencontre ses limites sur ce plan de la « littérarité » d’un texte, quand le recours à l’adaptation ne lui est permis qu’à titre exceptionnel. En particulier la traduction ou retraduction des grandes œuvres littéraires et philosophiques est une entreprise extrêmement périlleuse. Car si l’œuvre originale, tout en s'inscrivant dans la langue et le style (« contexte ») de son époque, lui survit par son « originalité » même, la traduction montre au contraire son caractère éphémère, « daté », « historique » qui, dans bien des cas, reste prisonnier de son époque de composition.
- La cohérence – logique, stylistique – du texte d'arrivée est d'une importance primordiale. En effet, le lecteur ne doit pas éprouver un sentiment de confusion dû à certaines décisions du traducteur qui, ou bien ne sont pas systématiquement maintenues tout au long du texte, ou bien sont au contraire conservées à des endroits où elles sont manifestement déplacées pour simuler une cohérence de la traduction au dépens de sa justesse. Une relecture ciblée s’impose donc en vue de la correction des erreurs logiques et stylistiques qui, si l'original en est exempt, affectent l'ensemble de la traduction et compromettent de ce fait sa bonne réception.
- Il faut enfin rappeler cette évidence : la traduction a pour mission de donner à lire un texte à un public qui n'est pas à même de comprendre – et d'apprécier – l'original. Dans les limites autorisées du « genre », elle doit donc faire preuve d'une certaine créativité, en sachant que la « réécriture » ou l'« adaptation » ne sont permises que dans certains domaines : à côté du théâtre et du cinéma, il y a par exemple la publicité et la littérature triviale qui, résolument commerciales, sont souvent adaptées sous le contrôle strict d'un donneur d'ordre (agence de traduction, éditeur). Or, la véritable créativité réclame une certaine liberté, non seulement de l'auteur, mais aussi de son traducteur. Dans ces conditions, toujours idéales, il me semble que l'intervention créative de la traduction consiste dans l'élaboration d'une forme d'expression qui rende justice à celle de l'original et, partant, à la « manière » et la « matière » (Dolet, n°1) de l'auteur, à ses « intentions » (apparentes et cachées). Cette forme d'expression doit tenir compte à la fois des langues de départ et d'arrivée pour créer un texte qui, sans heurter la lecture de la traduction, intègre – avec parcimonie – certaines particularités linguistiques de l'original, de celles – transposables – qui en font, justement, l'originalité. Sans doute le bilinguisme (Dolet, n°2) est ici requis, mais il faut également éviter au possible qu'une « fusion » – intermittente ou sporadique – des deux langues engendre la confusion du lecteur, si tant est que l'auteur ne la recherche pas. De ce fait, l'importation de certaines de ses « originalités » ne devra pas se faire aux dépens des conventions de la langue d'arrivée, lorsque la lecture du texte original est plutôt fluide.(7)
Aparté sur l’humour
Réputé « intraduisible »,
l’humour fonctionne en partie grâce aux fameux « non-dits » :
ces prérequis « hors texte » dans la langue de départ
doivent – d’une manière ou d’une autre, sous forme
d’explication, de note ou de parenthèse – être présents dans
le texte d’arrivée s’ils ne sont pas évidents par eux-mêmes.
Or, la suppression mais aussi l’explicitation du « non-dit »
risquent de gâcher la pointe car, comme chacun sait, lorsqu’il
faut expliquer une blague, elle n’est plus drôle !
Ainsi,
la
plupart des humoristes sont inconnus hors des frontières de la
langue dans laquelle ils exercent leurs talents. On peut évidemment
suivre un stand-up
de Lenny Bruce, un sketch de Guy Bedos ou de Wolfgang Neuss dans une
autre langue en recourant aux sous-titres, mais le problème du
contexte reste entier : pour les artistes cités, il est déjà
pour ainsi dire « historique » puisque les jeunes
générations ignorent la plupart de leurs références et allusions
aux situations politiques et sociales des années 1950 à 1980.
Avec son caractère éphémère,
l’humour témoigne donc
d’un profond ancrage de la langue dans son contexte culturel et
historique (non universel). On y mesure ce qui « fonctionne »
(ou non) devant tel ou tel public à telle ou telle époque, entendu
que nous parlons toujours d’humour « verbal ».
Le slapstick
d’un Chaplin ou d’un Keaton, et bon nombre de gags visuels
semblent quant à eux traverser les époques sans perdre de leur
efficacité.
L’humour
permet également
de désamorcer des situations conflictuelles et de prévenir
l’éruption de la violence (8), mais il est à double tranchant, car il faut que l’interlocuteur
(allocutaire) en reconnaisse le caractère bienveillant, faute de
quoi il risque d’y voir de la moquerie, ce qui ne ferait alors
qu’aggraver une situation d’incommunication avec ses risques de
« passages à l’acte ». Ainsi, la difficulté ou
l'impossibilité de la traduction pertinente d'un trait d'humour est
certainement préjudiciable à la résolution de conflits.
À l’origine, l’humour
comprend toujours un aspect subversif, fût-il discret : le
bouffon peut dire ses quatre vérités au roi, mais sans jamais
remettre en question le pouvoir royal ni sa propre position
subalterne. La difficulté de traduction tient donc aussi à cette
duplicité, ce « double sens » qui, dans un autre
contexte, est produit par le « langage d’esclave »
(Sklavensprache)
(9), qui dit sans dire, ou sans se trahir aux yeux de l’autorité, un
message subversif. Une forme particulière de subversion a trait au
renversement, au monde à l’envers, qui se reflète dans le miroir
déformant que le bouffon présente au roi : cette caricature
qui ne s’élève jamais à la dignité du portrait et dont la
ressemblance, par son exagération même, n’est effective que le
temps d’en rire. (10)
3
Pour
clore
ce bref
passage en revue, je
voudrais récapituler
quelques
éléments de réflexion au fil conducteur des
notions
de « fidélité » et
de « confiance » :
- Une traduction technique est considérée comme fidèle si les informations et messages de l'original ont été correctement transcrits, et que le texte fait sens aux yeux des experts du domaine d'application spécifique où la traduction doit prendre la place de l'original.
- Le qualificatif de « belle infidèle » semble au contraire caractériser un certain nombre de traductions littéraires qui préfèrent la « belle expression » à la fidélité au texte original. Nous avons vu que dans un certain nombre de domaines – comme le théâtre, le cinéma ou la publicité – le recours à l'adaptation est courant.
- Il existe de nombreux exemples du caractère « éphémère » (« daté ») d'anciennes traductions de « grandes œuvres » de la littérature qui, en version originale, gardent pourtant aujourd'hui encore toute leur puissance expressive. Cependant, des contre-exemples existent, où l'on est bien avisé de revenir aux « traductions originales » en considérant certaines retraductions qui sacrifient à leur tour aux modes d'expression de leur temps au sens d'une « actualisation » forcément anachronique. De plus, ce domaine très particulier de la retraduction comporte un aspect « polémique » non négligeable (11), qui pousse alors les « retraducteurs » à se démarquer de leurs prédécesseurs pour justifier leur entreprise aux yeux des éditeurs et du public. – Personnellement, je préfère l'option suivante : lorsqu'on s'engage à retraduire une œuvre du domaine public, il vaut mieux oublier toutes les traductions antérieures pour se consacrer uniquement au « dialogue » avec l'œuvre originale(12).
- C'est cette possibilité de « dialogue » qui doit retenir toute notre attention, car à la fois l'auteur et son traducteur « y parlent ». Et puisqu'ils ne parlent pas la même langue, un « terrain neutre » doit être défini : c’est la littérature même avec sa littérarité, sa poésie, sa philosophie (son « auto-réflexion »). En conséquence, ce n'est plus la fidélité, mais la confiance qui sera ici déterminante : la confiance dans la puissance de ce que Walter Benjamin appelle la « langue de la vérité – la vraie langue » (die Sprache der Wahrheit – die wahre Sprache) (13).
En
somme, la
confiance
me
paraît un élément absolument
indispensable
pour le travail serein du traducteur : elle a trait à la
« cohérence » de l'original, tant sur le plan logique
(de l'argumentation, de la narration) que stylistique. C'est elle qui
porte le traducteur « sur ses épaules », pour détourner
une métaphore de Kafka. Et c'est elle qui, dans un dialogue très
particulier, rend possible la « fidélité » du
traducteur à l'esprit
de l'auteur. Si le doute sur la cohérence de l'œuvre prend le
dessus et que la méfiance s'installe, le dialogue est rompu et le
traducteur doit se détacher
d'un « esprit » improbable pour se raccrocher à la
lettre du texte et achever son travail la « tête dans le
guidon ». – Cependant, il peut également
se
tromper sur une apparente
cohérence
qui n'est finalement que fictive (« bricolée »), ou bien
voir des ruptures arbitraires de style, des arguments fallacieux ou
une narration inconsistante dans un texte qu'il n'a pas exploré en
profondeur.
Si
l'échange personnel entre un auteur contemporain et son traducteur
est toujours intéressant et peut lever certains doutes, le
« dialogue » dont il est question ici est d'une autre
nature. Comme la composition d'une œuvre originale, la traduction
littéraire et philosophique est un exercice solitaire. Or, cette
solitude est paradoxalement « habitée »,
« polyphonique », car
il s'agit d'un dialogue intérieur
avec la parole de l'auteur qui s'exprime dans une langue différente
de celle que va utiliser le traducteur pour l'incarner sur une
« scène étrangère ». Si tant est que son œuvre
soit littéraire ou philosophique au sens fort de ces mots, l'auteur
parle également une langue « originale », singulière,
en décalage – et par là-même en dialogue – avec l'usage
commun. C'est la confiance dans la justification et la sincérité de
l'originalité, de la singularité d'une écriture littéraire et
philosophique qui permet au traducteur d'entrer en dialogue avec elle
et, avec un peu de talent, de composer une traduction acceptable.
***
Revenons
un instant encore
à cette hypothétique « langue universelle » d'avant la
légendaire « malédiction » de Babel, dont nous étions
partis : elle semble
constituer ce premier
« terrain
idéal »
où
le dialogue entre êtres parlants est possible au-delà de leurs
idiomes particuliers. Or, nous avons également
remarqué
la
prétention à l'universalité des programmes de traduction
automatique, qui prennent de plus en plus de place dans les échanges
linguistiques contemporains, où
l’on
constate un effet de
nivellement des
langues,
en
ce sens que la
traduction automatique paraît
influencer durablement l'expression humaine qui, dans le pire des
cas, serait placée en permanence sous le contrôle de machines
programmées pour traduire un texte de base (« source »)
dans un nombre maximal de langues parlées. Dès lors, l'impératif
d'univocité, l'abandon de l'originalité stylistique, le renoncement
aux écarts d'un supposé « usage commun » etc.
définiraient une nouvelle norme « globale »
d'expression, où l'écriture poétique et philosophique, qui réclame
une liberté absolue, n'aurait plus droit de cité. Le problème
n'est pas seulement le contrôle rédactionnel partiellement ou
complètement transféré aux machines, mais l'influence qu'elles
exerceront alors sur les modes ultérieurs de composition et de
réception des textes « formatés » destinés à la
communication globale. – Toutefois, cette hypothèse pessimiste
d'un deus
ex machina
qui délivrerait l'humanité d'une « malédiction »
originelle se heurte à la résistance prévisible des écrivains
penseurs, de leurs traducteurs « humains » et
surtout
à
l'évolution naturelle des langues parlées, dont la diversité même
prouve l'échec à terme de tout contrôle autoritaire, mécanique ou
« divin » exercé sur l'expression polyphonique des êtres
parlants que nous sommes.
_____________________________________________
NOTES
(1) À
juste titre, un correspondant me signale que la mésentente,
l'incompréhension ne se produisent pas seulement entre locuteurs de
langues différentes. Une analyse approfondie serait nécessaire
pour déterminer les causes (objectives, sociales, psychologiques)
des situations d'incommunication dans une même langue. La
transposition des résultats d'une telle étude sur une hypothétique
langue « universelle » me paraît néanmoins difficile,
car il faudrait alors y supposer, par exemple, des différences de
niveaux de langue, qui iraient à l'encontre de l'universalité
supposée, et l'on pourrait inférer que les mésententes objectives
au sein d'un même idiome procèdent de sa « non-universalité ».
- À la relecture, je m’aperçois que je prête à cette
hypothétique langue universelle ou originelle des qualités
d'univocité et d'homogénéité : il s'agit bien entendu d'une
idée purement spéculative qui met les équivoques et les
différences de niveaux sur le compte de la diversité des langues ;
or le nivellement et l'univocité réclamés par les machines à
traduire, qui agissent également sur le comportement des rédacteurs
de textes destinés à la traduction, donnent tout de même à
penser (voir ci-après : Aparté sur les machines à traduire).
(4) On
notera l'allusion au fameux essai de Walter Benjamin (1892-1940),
L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique,
dont une première édition abrégée, intitulée « L’œuvre
d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée »
est parue en 1936 à Paris dans la traduction de Pierre Klossowski
(éd. originale posthume par Th. W. Adorno: Das Kunstwerk im
Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, Suhrkamp,
Francfort 1955). L'auteur y développe son idée de l'aura
perdue par les procédés de reproduction. Il s'agirait de voir
quelle place sa théorie accorderait à la « parole
artificielle ». De manière générale, ce sont peut-être
moins
les procédés de reproduction et d'automatisation de la parole que
leurs effets rétroactifs sur le comportement humain qui sont
problématiques.
(5) É.
Dolet, La manière de bien traduire d'une langue en aultre (Lyon
1540), mis en ligne sur Gallica. Six ans plus tard, le 3 août
1546, l'auteur accusé d’hérésie fut étranglé puis brûlé
avec ses livres sur la place Maubert à Paris le jour de son
trente-septième anniversaire. Dans les dernières années de sa
vie, Étienne Dolet avait perdu la protection du roi François 1er
(1494-1547), grand promoteur de la langue française. C'est en 1549
que paraît la Défense et illustration de la langue française,
manifeste signé par Joachim du Bellay (1522-1560) et dédié à
« notre feu bon Roi et père ».
(6) Georg
Wilhelm Friedrich Hegel, Wissenschaft der Logik (Science de la
logique) Nuremberg 1812, tome 1, chap. 1, note p. 45 :
Das Aufheben – Pour « l’effort du concept »,
cf. La phénoménologie de l’esprit (Die Phänomenologie
des Geistes, Bamberg/Würzburg 1807), préface. – Sigmund
Freud, La science des rêves (Die Traumdeutung,
Leipzig/Vienne 1900), p. ex. chap. 7. Voir également son
article intitulé Le refoulement (Die Verdrängung,
1915), in: Gesammelte Werke, Londres 1946, tome X, p. 245ssq.
– Martin Heidegger, Sein und Zeit (Être et
temps),
Tübingen 1927, chap. 1, § 9, p. 42 : „Das
Wesen des Daseins liegt in seiner Existenz.“
(7) À propos de « l'originalité » : l'écart se fait toujours par rapport à une « norme » qui, dialectiquement, est présupposée et conservée par le fait même de ne pas la respecter ; or les normes – formulations toutes faites, expressions consacrées, mais aussi interdictions formelles, règles grammaticales, syntaxiques – varient sensiblement d'une langue à l'autre, l'écart dans l'une peut être pris pour une convention dans l'autre, et inversement. Pour traduire un écart – originalité stylistique, déplacement de sens, formulation inédite, etc. –, il faut bien évidemment d'abord l'identifier comme tel, ce qui nécessite tout de même une connaissance profonde de la langue de départ, puis dans le meilleur des cas recréer un écart d'avec une convention de la langue d'arrivée.
(7) À propos de « l'originalité » : l'écart se fait toujours par rapport à une « norme » qui, dialectiquement, est présupposée et conservée par le fait même de ne pas la respecter ; or les normes – formulations toutes faites, expressions consacrées, mais aussi interdictions formelles, règles grammaticales, syntaxiques – varient sensiblement d'une langue à l'autre, l'écart dans l'une peut être pris pour une convention dans l'autre, et inversement. Pour traduire un écart – originalité stylistique, déplacement de sens, formulation inédite, etc. –, il faut bien évidemment d'abord l'identifier comme tel, ce qui nécessite tout de même une connaissance profonde de la langue de départ, puis dans le meilleur des cas recréer un écart d'avec une convention de la langue d'arrivée.
(10) Je
pense en particulier au personnage légendaire de Till l'Espiègle –
Til Eulenspiegel (Ulenspiegel) – qui, semble-t-il, a vécu
en Allemagne du Nord dans la première moitié du 14e
siècle, mais qui doit sa réputation aux livres populaires
(Volksbücher) relatant à partir du 16e siècle
ses « drôles de farces ». Son nom allemand signifie
« miroir aux chouettes », que l'on peut avec un peu de
fantaisie associer à l'expression française de « miroir aux
alouettes » : selon la légende, il s'amusait à tendre
un miroir aux gens en prenant à la lettre certains de leurs dictons
ou expressions consacrées pour montrer leur absurdité et par
là-même la stupidité des esprits. – Le philosophe Klaus Heinrich écrit : « Le saltimbanque – au lieu de jouer
avec les mots et d’enchanter la foule par son jeu (c’est l’image
du saltimbanque conçue par ceux qui s’interdisent le jeu et
l’enchantement, et qui transforment hypocritement une réalité
libérée des contraintes en jeu de saltimbanque) – entretient un
rapport triste à mourir avec les mots. Souvent il est le premier à
reconnaître leur maladie. Il provoque le rire, qui est uniquement
dû au malaise provoqué par le commerce contagieux avec les
malades. Lorsqu’il prend à la lettre, il traque la pire maladie
des mots : ce ne sont plus les mots de la langue. Comme chacun
d’eux se fige, ils n’intègrent plus un contexte dont le
qualificatif de métaphorique n’est qu’un autre mot pour
désigner la langue : celui qui reconnaît la langue comme
caractéristique de chaque mot en particulier. Les déformations de
la langue, dont l’Espiègle se rend coupable, rendent la langue
coupable de fausseté, à savoir : de toutes les méchantes
conséquences provoquées par son emploi littéral. Le pouvoir
apaisant de la langue n’est plus reconnu par celui qui se rend
compte de son abus comme substitut dérisoire à la paix, car cette
reconnaissance reviendrait à approuver l’abus. » Klaus
Heinrich : « Essai sur la difficulté de dire non –
Excursus sur Till l’Espiègle comme maïeuticien, II »
(Versuch über die Schwierigkeit nein zu sagen – Exkurs über
Eulenspiegel als Maieutiker, II – éd. Stroemfeld, Francfort
1982).
(11) Un
aspect développé par Wolfgang Hottner (2020), dans Traduction
et polémique: Walter Benjamin contre Stefan George, à paraître aux Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme (MSH).
(12) Pour retraduire Le Procès de Franz Kafka (paru aux éd. L’Archipel/Écriture, Paris 2017), j’ai en effet ignoré toutes les versions françaises existantes. Traductrice émérite du russe en allemand, Vera Bischitzky m’a confirmé que pour elle, il était également inconcevable de procéder autrement.
(13) Walter Benjamin – Die Aufgabe des Übersetzers, paru en octobre 1923 comme préface à sa traduction allemande des Tableaux parisiens de Baudelaire aux éditions Richard Weissbach à Heidelberg. Trad. française, p. ex. : Martine Broda, La Tâche du traducteur, dans la revue Po&sie, N°55, Paris, Belin, 1991, p. 154/155. Cette traduction est disponible en ligne.
(12) Pour retraduire Le Procès de Franz Kafka (paru aux éd. L’Archipel/Écriture, Paris 2017), j’ai en effet ignoré toutes les versions françaises existantes. Traductrice émérite du russe en allemand, Vera Bischitzky m’a confirmé que pour elle, il était également inconcevable de procéder autrement.
(13) Walter Benjamin – Die Aufgabe des Übersetzers, paru en octobre 1923 comme préface à sa traduction allemande des Tableaux parisiens de Baudelaire aux éditions Richard Weissbach à Heidelberg. Trad. française, p. ex. : Martine Broda, La Tâche du traducteur, dans la revue Po&sie, N°55, Paris, Belin, 1991, p. 154/155. Cette traduction est disponible en ligne.