lundi 16 décembre 2019

Notes sur la traduction

Stefan Kaempfer

Notes sur la traduction


1


Peut-être les métiers de la traduction procèdent-ils de la légendaire malédiction de Babylone : amenés à parler des langues différentes, les êtres humains ne s’entendent plus. Ce mot de « malédiction » nous entraîne, littéralement, au cœur du problème : car, pour ne pas s’entendre, il faut bien que les êtres humains soient d’abord et avant tout parlants. Si selon la Genèse (11,1), « toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots » avant le fameux « brouillage » de Babel, le début de l’évangile selon Jean (rédigé au 1er siècle de notre ère) vient rappeler cet âge d’or : 

 « Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος »  (Vulgate : « In principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum, et Deus erat Verbum »). Louis Segond (1910) traduit : « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. » (Crampon [1864] préfère Verbe à Parole pour Logos et Luther [1522] traduit : « Im Anfang war das Wort und das Wort war bei Gott, und Gott war das Wort. »)

Or, si la pensée faite parole (λόγος) est le principe au commencement (ἀρχῇ) et que son essence est divine, quel est alors le sens de la « malédiction » babylonienne exposée par l’Ancien Testament qui, très certainement, reste présente à l’esprit de l’évangéliste ?
 « C’est pourquoi on l’appela Babel : parce que c’est là que l’Éternel brouilla le langage de toute la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la surface de la terre » (Gn 11,9).
 Ce n’est pas un hasard si les grandes querelles prennent naissance autour des traductions de la Bible – et plus généralement des textes sacrés – puisque la présumée origine ou essence divine du Logos qui s’y exprime engage du moins dans une perspective prosélyte à la répandre « sur toute la surface de la terre » et donc à la traduire pour ceux qui, paradoxalement, ne peuvent plus l’entendre du fait même de ce légendaire « brouillage » divin.
Ainsi, l’homme semble condamné à trahir la parole divine, qui revendique l’universalité, en la traduisant dans tel ou tel idiome particulier. Or, et c’est sans doute la leçon de Babylone : en « brouillant le langage », la parole d’essence divine supprime également sa propre dimension universelle et du coup, le prologue de Jean sonne déjà comme le regret d’un paradis perdu.

***

On peut décrire un aspect du problème comme le conflit entre l’original et la traduction. Que faut-il donc privilégier : la fidélité quasi « religieuse » à l’original qui « fait foi », ou la « belle infidélité » de la traduction ? La différence entre les langues n’oblige-t-elle pas sans cesse à trahir l’une au profit de l’autre, tout en cherchant à les accorder ? N’est-on pas ici au cœur de la « malédiction » des êtres parlants qui ne s’entendent plus.
Car la perte de l’universalité de la parole – pour autant qu’elle ait un jour existé – fait de la mésentente un élément essentiel de la communication humaine. Et si l’incommunication finale peut engendrer des conflits largement extra-linguistiques et très néfastes, le rôle de la traduction n'est-il pas de maintenir un niveau soutenu d’échange verbal pour prévenir l’incompréhension radicale et le risque d’un fatal « passage à l’acte » ? (1)

Entre « l’original faisant foi » et « la belle infidèle », tout semble affaire de décision, qui dépend d’abord du type de texte à traduire : personne n’adaptera un protocole juridique à la façon de Kafka (à part peut-être lui-même), mais on s'en tiendra toujours au « genre » du document à « transcrire » qui, identique au départ et à l’arrivée, crée un pont entre les deux langues. De même, un courrier diplomatique restera toujours un courrier diplomatique avec ses formules consacrées, précautions et chiffrages, qu’il s’agit de transmettre avec la plus grande subtilité possible : dans ce cas précis, le rendu exact du message et l’adaptation « diplomatique » ne sont pas si éloignées l’un de l’autre.
Ainsi, la différence souvent évoquée entre les traductions « techniques » et « littéraires » tient avant tout aux objectifs : une publicité sert à vendre un produit, un mode d’emploi à l'utiliser. Et si je n’avais pas peur d’être aussi trivial, je dirais qu’un roman est fait pour être lu par les amateurs de romans et que tout dépend, là encore, du « genre » de roman qu’il faut traduire, et donc du « genre » de lectorat auquel la traduction s’adresse. (2)

 Aparté sur les machines à traduire


La montée de la société d’information « mondialisée » à la fin du 20e siècle change complètement la donne : la « traduction automatisée » gagne du terrain dans la communication « globale » entre les êtres parlants, comme si l'on cherchait à y recréer, tel un deus ex machina, « une seule langue et les mêmes mots » à répandre « sur toute la surface de la terre ».
Le risque est, non pas tant la suppression de la diversité des langues, mais leur nivellement lorsqu'elles accèdent à un niveau de communication global, déjà dominé pour une part importante par les programmes d’écriture et de traduction automatique. – Mais les prévisions en la matière sont délicates : dans les années 1970, un certain nombre de linguistes prédisaient l'échec – ou du moins entendaient montrer les limites – de la « traduction mécanique » (3), alors que l'on constate aujourd'hui des progrès fulgurants en la matière. De ce fait, la traduction contemporaine n'est plus pensable sans les outils qui sont désormais à sa disposition, en particulier dans les domaines technologiques les plus divers et variés. Le rôle de l'être humain passe alors progressivement de traducteur à réviseur, vérificateur du travail de l'ordinateur.
On est cependant enclin à penser que la traduction d'inédits restera toujours une affaire humaine, même en disposant de programmes basés sur une recherche de similitudes avec des documents existants. C'est ici que se pose avec plus d'insistance la question de l'originalité, qui réclamerait une « traduction créative » que l'ordinateur ne serait pas en mesure de fournir. Toutefois, il ne s'agit plus d'un problème spécifique de traduction, mais du rapport général de l'être humain à la parole et à la création « à l'époque de [leur] reproductibilité technique ». (4)

2 

 

Pour introduire quelques réflexions davantage orientées sur la pratique de la traduction, voici les extraits d'une brève étude parue en 1540, où Étienne Dolet énonce ces cinq points importants(5) :

1. – « il fault que le traducteur entende parfaictement le sens et matiere de l'autheur qu'il traduict ; car par ceste intelligence il ne sera jamais obscur en sa traduction » (p.13).
2. – « La seconde chose qui est requise en traduction, c'est que le traducteur ait parfaicte congnoissance de la langue de l'autheur qu'il traduict : et soit pareillement excellent en la langue en laquelle il se mect à traduire. » (p.14/5)
3. – « Le tiers poinct est qu'en traduisant il ne se fault pas asservir jusques à la que l'on rende mot pour mot. Et si aucun le faict, cela luy procede de pauvreté et deffault d'esprit. » (p.15)
4. – « il te fault garder d'usurper mots trop approchans du Latin, et peu usitez par le passé : mais contente toy du commun, sans innover aucunes dictions follement, et par curiosité reprehensible [...] Pour cela n'entends pas que je die que le traducteur s'abstienne totallement de mots qui sont hors de l'usaige commun [...] mais le meilleur est de suyvre le commun langage. » (p.16/7)
5. – « c'est asscavoir une liaison et assemblement des dictions avec telle doulceur, que non seulement l'ame s'en contente, mais aussi les oreilles en sont toutes ravies, et ne se faschent jamais d'une telle harmonie de langage […] car sans l'observation des nombres [oratoires], on ne peult estre esmerveillable en quelque composition que ce soit : et sans yceulx les sentences ne peuvent estre graves et avoir leur poids requis et legitime. Car penses tu que ce soit assés d'avoir la diction propre et elegante sans une bonne copulation des mots ? » (p.18).

Il va sans dire qu'il n’y a pas de problème de traduction entre deux mots univoques de langues différentes. Les difficultés commencent avec les significations multiples, ou antinomiques comme par exemple « Aufgabe » (tâche / abandon) en allemand ou « hôte » en français. S’il faut, dans ces cas, recourir au contexte pour lever les ambiguïtés, il est souvent très difficile de trouver un correspondant général – « absolu » – d’un mot polysémique dans une autre langue. Un problème apparenté survient lorsque deux mots – par exemple « Dasein » et « Existenz » que Heidegger (1927) distingue résolument – n’ont en fait qu’un seul véritable équivalent en français (existence). À l’inverse, l’allemand « Sprache » appelle au moins trois traductions différentes en français : parole, langue et langage. Mentionnons enfin les mots qui n’ont pas de véritable équivalent dans l’autre langue, comme les mots allemands « Schadenfreude » ou « Sehnsucht » et les mots français « dépaysement » ou « affriolant ». Si la traduction doit ici aussi mettre à contribution l’occurrence (la « phénoménalité ») du mot, l’espace qui s’ouvre sur un plan absolu est blanc, vide.

Ces exemples nous permettent de distinguer le contexte comme possibilité de désambiguïsation et le « plan absolu » d’un mot, qui est important dans beaucoup de domaines, techniques, scientifiques, commerciaux, où le mot est élevé au rang de concept, d’idée ou de représentation, dont le sens ne doit pas changer tout au long d’un exposé, voire sur l’ensemble d’une œuvre. C’est sans doute là que les problèmes de traduction les plus coriaces se posent. Comment, par exemple, rendre un concept clé comme « Aufhebung » (ou « das Aufheben ») chez Hegel (1812), appelé à décrire un processus qui, à la fois, annule, conserve et « élève » ? Sans doute les idées de « sublimation » ou de « refoulement » (Freud 1900) font-elles référence à des processus au moins partiellement analogues, mais ces concepts sont trop techniques et connotées pour être utilisées ici. La difficulté n’est pas moindre dans le cas déjà cité du « Dasein » chez Heidegger, communément traduit par « être-là » – ou non traduit ! Il faut savoir que ce mot est déjà la « germanisation » du latin « existentia » et fonctionne donc en principe comme synonyme d’« existence » (comme chez Kant et Hegel). Il en va de même pour beaucoup d’autres concepts de l’idéalisme allemand, comme « Wirklichkeit » (realitas), « Anschauung » (intuitio) ou « Einbildungskraft » (imaginatio). Or, chacun à sa manière, Hegel et Heidegger aiment « manipuler » les mots, l’un dans le cadre (dialectique) de « l’effort du concept » (die Anstrengung des Begriffs), l’autre dans sa recherche (philologique) de « l’authenticité » (Eigentlichkeit) d’une « ontologie fondamentale » avec son traitement très personnel de l’étymologie. (6)

Hormis la recherche de correspondances ou d’équivalences lexicales, la traduction est l’art de produire dans la langue d’arrivée un texte cohérent à des niveaux très divers. Or, la transposition point par point d’un texte dans une autre langue est, sinon impossible, du moins fortement compromise par les différences grammaticales et syntaxiques entre les langues, mais aussi en regard de leurs spécificités culturelles et leurs préférences de style
ou d'expression. – Une importance particulière doit être accordée à la position des mots dans la phrase : pour les langues à déclinaison comme l’allemand, la place des noms est plus libre qu’en français où leur fonction n’est pas marquée. Par contre, la place du verbe est codée en allemand alors qu’elle l’est moins en français où, de surcroît, les conjugaisons sont plus riches (pas de passé simple ni de forme spécifique du futur en allemand). S’ajoutent l’organisation des propositions dans la phrase et la ponctuation : la place de la virgule est plus libre en français qu’en allemand, où elle est censée séparer toutes les propositions d’une phrase. – Dès lors, la part de créativité tient au repérage et à l’utilisation de certaines libertés laissées dans l’une et l’autre des deux langues pour compenser les contraintes dues à leurs différences structurelles. Quant aux « diversités culturelles », elles s’expriment notamment à travers les expressions idiomatiques, les « dictons », les « jeux de mots », les « figures de style ». La traduction doit alors abandonner le plan littéral et chercher une image correspondante dans la langue d’arrivée : étant donné le « conformisme » déjà signalé des formations langagières (également relevé par Étienne Dolet, ci-dessus, 4), il va sans dire que le travail ne consiste pas à créer une nouvelle expression ad hoc, mais à en choisir une qui existe déjà, dont la signification et l’image se rapprochent au mieux de l’expression à traduire.

***

Dans une perspective certes idéale, plusieurs points me semblent importants pour la composition d’un bon texte d’arrivée :
  • Il s’agit de rendre avec la plus grande précision et rigueur le contenu informatif et la cohérence logique de l’original, le but premier de toute traduction étant de « transmettre le message » d’une langue à l’autre.
  • Il convient également de repérer les « non-dits », les « ellipses », les « contextes » – bref : le « hors-texte » – de l’original et de réfléchir à la meilleure façon de les rendre intelligibles dans le texte d’arrivée, en évitant si possible de multiplier les « traductions explicatives » et les « notes du traducteur ». À ma connaissance, ce point n’est pas suffisamment discuté dans les différentes théories de la traduction. Or, l’art de la traduction consiste aussi à faire entendre le « hors texte », qui englobe tout ce que le texte dit sans le dire, toutes ses références implicites. – Expliquer, expliciter l’implicite : voilà qui, dans bien des cas, n’est qu’une fausse bonne solution.
  • Il faut ensuite chercher dans la mesure du possible à transposer dans la langue d’arrivée la façon de dire les choses et les niveaux de langue utilisées, les finesses et les écarts de style, la musicalité et le rythme de l’original. En effet, la traduction rencontre ses limites sur ce plan de la « littérarité » d’un texte, quand le recours à l’adaptation ne lui est permis qu’à titre exceptionnel. En particulier la traduction ou retraduction des grandes œuvres littéraires et philosophiques est une entreprise extrêmement périlleuse. Car si l’œuvre originale, tout en s'inscrivant dans la langue et le style (« contexte ») de son époque, lui survit par son « originalité » même, la traduction montre au contraire son caractère éphémère, « daté », « historique » qui, dans bien des cas, reste prisonnier de son époque de composition.
  • La cohérence – logique, stylistique – du texte d'arrivée est d'une importance primordiale. En effet, le lecteur ne doit pas éprouver un sentiment de confusion dû à certaines décisions du traducteur qui, ou bien ne sont pas systématiquement maintenues tout au long du texte, ou bien sont au contraire conservées à des endroits où elles sont manifestement déplacées pour simuler une cohérence de la traduction au dépens de sa justesse. Une relecture ciblée s’impose donc en vue de la correction des erreurs logiques et stylistiques qui, si l'original en est exempt, affectent l'ensemble de la traduction et compromettent de ce fait sa bonne réception.
  • Il faut enfin rappeler cette évidence : la traduction a pour mission de donner à lire un texte à un public qui n'est pas à même de comprendre – et d'apprécier – l'original. Dans les limites autorisées du « genre », elle doit donc faire preuve d'une certaine créativité, en sachant que la « réécriture » ou l'« adaptation » ne sont permises que dans certains domaines : à côté du théâtre et du cinéma, il y a par exemple la publicité et la littérature triviale qui, résolument commerciales, sont souvent adaptées sous le contrôle strict d'un donneur d'ordre (agence de traduction, éditeur). Or, la véritable créativité réclame une certaine liberté, non seulement de l'auteur, mais aussi de son traducteur. Dans ces conditions, toujours idéales, il me semble que l'intervention créative de la traduction consiste dans l'élaboration d'une forme d'expression qui rende justice à celle de l'original et, partant, à la « manière » et la « matière » (Dolet, 1) de l'auteur, à ses « intentions » (apparentes et cachées). Cette forme d'expression doit tenir compte à la fois des langues de départ et d'arrivée pour créer un texte qui, sans heurter la lecture de la traduction, intègre – avec parcimonie – certaines particularités linguistiques de l'original, de celles – transposables – qui en font, justement, l'originalité. Sans doute le bilinguisme (Dolet, 2) est ici requis, mais il faut également éviter au possible qu'une « fusion » – intermittente ou sporadique – des deux langues engendre la confusion du lecteur, si tant est que l'auteur ne la recherche pas. De ce fait, l'importation de certaines de ses « originalités » ne devra pas se faire aux dépens des conventions de la langue d'arrivée, lorsque la lecture du texte original est plutôt fluide.(7)

Aparté sur l’humour

Réputé « intraduisible », l’humour fonctionne en partie grâce aux fameux « non-dits » : ces prérequis « hors texte » dans la langue de départ doivent – d’une manière ou d’une autre, sous forme d’explication, de note ou de parenthèse – être présents dans le texte d’arrivée s’ils ne sont pas évidents par eux-mêmes. Or, la suppression mais aussi l’explicitation du « non-dit » risquent de gâcher la pointe car, comme chacun sait, lorsqu’il faut expliquer une blague, elle n’est plus drôle !
Ainsi, la plupart des humoristes sont inconnus hors des frontières de la langue dans laquelle ils exercent leurs talents. On peut évidemment suivre un stand-up de Lenny Bruce, un sketch de Guy Bedos ou de Wolfgang Neuss dans une autre langue en recourant aux sous-titres, mais le problème du contexte reste entier : pour les artistes cités, il est déjà pour ainsi dire « historique » puisque les jeunes générations ignorent la plupart de leurs références et allusions aux situations politiques et sociales des années 1950 à 1980.
Avec son caractère éphémère, l’humour témoigne donc d’un profond ancrage de la langue dans son contexte culturel et historique (non universel). On y mesure ce qui « fonctionne » (ou non) devant tel ou tel public à telle ou telle époque, entendu que nous parlons toujours d’humour « verbal ». Le slapstick d’un Chaplin ou d’un Keaton, et bon nombre de gags visuels semblent quant à eux traverser les époques sans perdre de leur efficacité. 

L’humour permet également de désamorcer des situations conflictuelles et de prévenir l’éruption de la violence (8), mais il est à double tranchant, car il faut que l’interlocuteur (allocutaire) en reconnaisse le caractère bienveillant, faute de quoi il risque d’y voir de la moquerie, ce qui ne ferait alors qu’aggraver une situation d’incommunication avec ses risques de « passages à l’acte ». Ainsi, la difficulté ou l'impossibilité de la traduction pertinente d'un trait d'humour est certainement préjudiciable à la résolution de conflits.

À l’origine, l’humour comprend toujours un aspect subversif, fût-il discret : le bouffon peut dire ses quatre vérités au roi, mais sans jamais remettre en question le pouvoir royal ni sa propre position subalterne. La difficulté de traduction tient donc aussi à cette duplicité, ce « double sens » qui, dans un autre contexte, est produit par le « langage d’esclave » (Sklavensprache) (9), qui dit sans dire, ou sans se trahir aux yeux de l’autorité, un message subversif. Une forme particulière de subversion a trait au renversement, au monde à l’envers, qui se reflète dans le miroir déformant que le bouffon présente au roi : cette caricature qui ne s’élève jamais à la dignité du portrait et dont la ressemblance, par son exagération même, n’est effective que le temps d’en rire. (10)


3


Pour clore ce bref passage en revue, je voudrais récapituler quelques éléments de réflexion au fil conducteur des notions de « fidélité » et de « confiance » :
  • Une traduction technique est considérée comme fidèle si les informations et messages de l'original ont été correctement transcrits, et que le texte fait sens aux yeux des experts du domaine d'application spécifique où la traduction doit prendre la place de l'original.
  • Le qualificatif de « belle infidèle » semble au contraire caractériser un certain nombre de traductions littéraires qui préfèrent la « belle expression » à la fidélité au texte original. Nous avons vu que dans un certain nombre de domaines – comme le théâtre, le cinéma ou la publicité – le recours à l'adaptation est courant.
  • Il existe de nombreux exemples du caractère « éphémère » (« daté ») d'anciennes traductions de « grandes œuvres » de la littérature qui, en version originale, gardent pourtant aujourd'hui encore toute leur puissance expressive. Cependant, des contre-exemples existent, où l'on est bien avisé de revenir aux « traductions originales » en considérant certaines retraductions qui sacrifient à leur tour aux modes d'expression de leur temps au sens d'une « actualisation » forcément anachronique. De plus, ce domaine très particulier de la retraduction comporte un aspect « polémique » non négligeable (11),  qui pousse alors les « retraducteurs » à se démarquer de leurs prédécesseurs pour justifier leur entreprise aux yeux des éditeurs et du public. – Personnellement, je préfère l'option suivante : lorsqu'on s'engage à retraduire une œuvre du domaine public, il vaut mieux oublier toutes les traductions antérieures pour se consacrer uniquement au « dialogue » avec l'œuvre originale(12).
  • C'est cette possibilité de « dialogue » qui doit retenir toute notre attention, car à la fois l'auteur et son traducteur « y parlent ». Et puisqu'ils ne parlent pas la même langue, un « terrain neutre » doit être défini : c’est la littérature même avec sa littérarité, sa poésie, sa philosophie (son « auto-réflexion »). En conséquence, ce n'est plus la fidélité, mais la confiance qui sera ici déterminante : la confiance dans la puissance de ce que Walter Benjamin appelle la « langue de la vérité – la vraie langue » (die Sprache der Wahrheit – die wahre Sprache) (13).

En somme, la confiance me paraît un élément absolument indispensable pour le travail serein du traducteur : elle a trait à la « cohérence » de l'original, tant sur le plan logique (de l'argumentation, de la narration) que stylistique. C'est elle qui porte le traducteur « sur ses épaules », pour détourner une métaphore de Kafka. Et c'est elle qui, dans un dialogue très particulier, rend possible la « fidélité » du traducteur à l'esprit de l'auteur. Si le doute sur la cohérence de l'œuvre prend le dessus et que la méfiance s'installe, le dialogue est rompu et le traducteur doit se détacher d'un « esprit » improbable pour se raccrocher à la lettre du texte et achever son travail la « tête dans le guidon ». – Cependant, il peut également se tromper sur une apparente cohérence qui n'est finalement que fictive (« bricolée »), ou bien voir des ruptures arbitraires de style, des arguments fallacieux ou une narration inconsistante dans un texte qu'il n'a pas exploré en profondeur.
Si l'échange personnel entre un auteur contemporain et son traducteur est toujours intéressant et peut lever certains doutes, le « dialogue » dont il est question ici est d'une autre nature. Comme la composition d'une œuvre originale, la traduction littéraire et philosophique est un exercice solitaire. Or, cette solitude est paradoxalement « habitée », « polyphonique », car il s'agit d'un dialogue intérieur avec la parole de l'auteur qui s'exprime dans une langue différente de celle que va utiliser le traducteur pour l'incarner sur une « scène étrangère ».  Si tant est que son œuvre soit littéraire ou philosophique au sens fort de ces mots, l'auteur parle également une langue « originale », singulière, en décalage – et par là-même en dialogue – avec l'usage commun. C'est la confiance dans la justification et la sincérité de l'originalité, de la singularité d'une écriture littéraire et philosophique qui permet au traducteur d'entrer en dialogue avec elle et, avec un peu de talent, de composer une traduction acceptable.

***

Revenons un instant encore à cette hypothétique « langue universelle » d'avant la légendaire « malédiction » de Babel, dont nous étions partis : elle semble constituer ce premier « terrain idéal » où le dialogue entre êtres parlants est possible au-delà de leurs idiomes particuliers. Or, nous avons également remarqué la prétention à l'universalité des programmes de traduction automatique, qui prennent de plus en plus de place dans les échanges linguistiques contemporains, où l’on constate un effet de nivellement des langues, en ce sens que la traduction automatique paraît influencer durablement l'expression humaine qui, dans le pire des cas, serait placée en permanence sous le contrôle de machines programmées pour traduire un texte de base (« source ») dans un nombre maximal de langues parlées. Dès lors, l'impératif d'univocité, l'abandon de l'originalité stylistique, le renoncement aux écarts d'un supposé « usage commun » etc. définiraient une nouvelle norme « globale » d'expression, où l'écriture poétique et philosophique, qui réclame une liberté absolue, n'aurait plus droit de cité. Le problème n'est pas seulement le contrôle rédactionnel partiellement ou complètement transféré aux machines, mais l'influence qu'elles exerceront alors sur les modes ultérieurs de composition et de réception des textes « formatés » destinés à la communication globale. – Toutefois, cette hypothèse pessimiste d'un deus ex machina qui délivrerait l'humanité d'une « malédiction » originelle se heurte à la résistance prévisible des écrivains penseurs, de leurs traducteurs « humains » et surtout à l'évolution naturelle des langues parlées, dont la diversité même prouve l'échec à terme de tout contrôle autoritaire, mécanique ou « divin » exercé sur l'expression polyphonique des êtres parlants que nous sommes.

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NOTES

(1) À juste titre, un correspondant me signale que la mésentente, l'incompréhension ne se produisent pas seulement entre locuteurs de langues différentes. Une analyse approfondie serait nécessaire pour déterminer les causes (objectives, sociales, psychologiques) des situations d'incommunication dans une même langue. La transposition des résultats d'une telle étude sur une hypothétique langue « universelle » me paraît néanmoins difficile, car il faudrait alors y supposer, par exemple, des différences de niveaux de langue, qui iraient à l'encontre de l'universalité supposée, et l'on pourrait inférer que les mésententes objectives au sein d'un même idiome procèdent de sa « non-universalité ». - À la relecture, je m’aperçois que je prête à cette hypothétique langue universelle ou originelle des qualités d'univocité et d'homogénéité : il s'agit bien entendu d'une idée purement spéculative qui met les équivoques et les différences de niveaux sur le compte de la diversité des langues ; or le nivellement et l'univocité réclamés par les machines à traduire, qui agissent également sur le comportement des rédacteurs de textes destinés à la traduction, donnent tout de même à penser (voir ci-après : Aparté sur les machines à traduire).
(2) On oublie parfois que la plupart des textes de fiction publiés aujourd’hui appartiennent à la « littérature de genre » ou « triviale » (science-fiction, fantasy, thrillers, polars, romans d’amour etc.).
(3) Cf. p. ex. Charles Bouton, La linguistique appliquée, PUF (Coll. « Que sais-je ? »), Paris 1978
(4) On notera l'allusion au fameux essai de Walter Benjamin (1892-1940), L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, dont une première édition abrégée, intitulée « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » est parue en 1936 à Paris dans la traduction de Pierre Klossowski (éd. originale posthume par Th. W. Adorno: Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, Suhrkamp, Francfort 1955).  L'auteur y développe son idée de l'aura perdue par les procédés de reproduction. Il s'agirait de voir quelle place sa théorie accorderait à la « parole artificielle ». De manière générale, ce sont peut-être moins les procédés de reproduction et d'automatisation de la parole que leurs effets rétroactifs sur le comportement humain qui sont problématiques.
(5) É. Dolet, La manière de bien traduire d'une langue en aultre (Lyon 1540), mis en ligne sur Gallica. Six ans plus tard, le 3 août 1546, l'auteur accusé d’hérésie fut étranglé puis brûlé avec ses livres sur la place Maubert à Paris le jour de son trente-septième anniversaire. Dans les dernières années de sa vie, Étienne Dolet avait perdu la protection du roi François 1er (1494-1547), grand promoteur de la langue française. C'est en 1549 que paraît la Défense et illustration de la langue française, manifeste signé par Joachim du Bellay (1522-1560) et dédié à « notre feu bon Roi et père ».
(6) Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Wissenschaft der Logik (Science de la logique) Nuremberg 1812, tome 1, chap. 1, note p. 45 : Das Aufheben – Pour « l’effort du concept », cf. La phénoménologie de l’esprit (Die Phänomenologie des Geistes, Bamberg/Würzburg 1807), préface. – Sigmund Freud, La science des rêves (Die Traumdeutung, Leipzig/Vienne 1900), p. ex. chap. 7. Voir également son article intitulé Le refoulement (Die Verdrängung, 1915), in: Gesammelte Werke, Londres 1946, tome X, p. 245ssq. – Martin Heidegger, Sein und Zeit (Être et temps), Tübingen 1927, chap. 1, § 9, p. 42 : „Das Wesen des Daseins liegt in seiner Existenz.“
(7) À propos de « l'originalité » : l'écart se fait toujours par rapport à une « norme » qui, dialectiquement, est présupposée et conservée par le fait même de ne pas la respecter ; or les normes – formulations toutes faites, expressions consacrées, mais aussi interdictions formelles, règles grammaticales, syntaxiques – varient sensiblement d'une langue à l'autre, l'écart dans l'une peut être pris pour une convention dans l'autre, et inversement. Pour traduire un écart – originalité stylistique, déplacement de sens, formulation inédite, etc. –, il faut bien évidemment d'abord l'identifier comme tel, ce qui nécessite tout de même une connaissance profonde de la langue de départ, puis dans le meilleur des cas recréer un écart d'avec une convention de la langue d'arrivée.
(8) C’est le sujet du film The Scarecrow L’épouvantail ») de Jerry Schatzberg (1973), qui relate la rencontre de deux routards, l’un costaud et bagarreur (Gene Hackman) et l’autre petit et « rigolo » (Al Pacino).
(9) C'est une expression créée par le germaniste Hans Mayer (in: Bertolt Brecht und die Tradition, Pfullingen 1961) pour caractériser l'écriture de Brecht après l'avènement du fascisme allemand en 1933. Elle peut s'appliquer à toute forme d'expression dissidente dans un régime autoritaire.
(10) Je pense en particulier au personnage légendaire de Till l'Espiègle – Til Eulenspiegel (Ulenspiegel) – qui, semble-t-il, a vécu en Allemagne du Nord dans la première moitié du 14e siècle, mais qui doit sa réputation aux livres populaires (Volksbücher) relatant à partir du 16e siècle ses « drôles de farces ». Son nom allemand signifie « miroir aux chouettes », que l'on peut avec un peu de fantaisie associer à l'expression française de « miroir aux alouettes » : selon la légende, il s'amusait à tendre un miroir aux gens en prenant à la lettre certains de leurs dictons ou expressions consacrées pour montrer leur absurdité et par là-même la stupidité des esprits. – Le philosophe Klaus Heinrich écrit : « Le saltimbanque – au lieu de jouer avec les mots et d’enchanter la foule par son jeu (c’est l’image du saltimbanque conçue par ceux qui s’interdisent le jeu et l’enchantement, et qui transforment hypocritement une réalité libérée des contraintes en jeu de saltimbanque) – entretient un rapport triste à mourir avec les mots. Souvent il est le premier à reconnaître leur maladie. Il provoque le rire, qui est uniquement dû au malaise provoqué par le commerce contagieux avec les malades. Lorsqu’il prend à la lettre, il traque la pire maladie des mots : ce ne sont plus les mots de la langue. Comme chacun d’eux se fige, ils n’intègrent plus un contexte dont le qualificatif de métaphorique n’est qu’un autre mot pour désigner la langue : celui qui reconnaît la langue comme caractéristique de chaque mot en particulier. Les déformations de la langue, dont l’Espiègle se rend coupable, rendent la langue coupable de fausseté, à savoir : de toutes les méchantes conséquences provoquées par son emploi littéral. Le pouvoir apaisant de la langue n’est plus reconnu par celui qui se rend compte de son abus comme substitut dérisoire à la paix, car cette reconnaissance reviendrait à approuver l’abus. » Klaus Heinrich : « Essai sur la difficulté de dire non – Excursus sur Till l’Espiègle comme maïeuticien, II  » (Versuch über die Schwierigkeit nein zu sagen – Exkurs über Eulenspiegel als Maieutiker, II – éd. Stroemfeld, Francfort 1982).
(11) Un aspect développé par Wolfgang Hottner (2020), dans Traduction et polémique: Walter Benjamin contre Stefan George, à paraître aux Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme (MSH).
(12) Pour retraduire Le Procès de Franz Kafka (paru aux éd. L’Archipel/Écriture, Paris 2017), j’ai en effet ignoré toutes les versions françaises existantes. Traductrice émérite du russe en allemand, Vera Bischitzky m’a confirmé que pour elle, il était également inconcevable de procéder autrement.
(13) Walter Benjamin – Die Aufgabe des Übersetzers, paru en octobre 1923 comme préface à sa traduction allemande des Tableaux parisiens de Baudelaire aux éditions Richard Weissbach à Heidelberg. Trad. française, p. ex. : Martine Broda, La Tâche du traducteur, dans la revue Po&sie, N°55, Paris, Belin, 1991, p. 154/155. Cette traduction est disponible en ligne.