Ce texte de Heidegger - Vom Ereignis (1) - qui date essentiellement des années 1936-1938 n'est finalement que mots : il ne se rapporte plus à rien, n'a plus d'objet et ne laisse au lecteur que l'adhésion totale ou le rejet (l'incompréhension) sans possibilité de débat critique : exclusion totale de l'autre, du « tiers », de la « matière ». - Dans ce texte, on trouve d'incessantes redéfinitions des concepts (2) : le jeu philologique sur les mots – censés porter un sens « originaire » - prime sur la nécessité de forger une conceptualité claire et rigoureuse pour exprimer une pensée nouvelle, ce qui a été tenté, mais non mené à terme, dans Sein und Zeit (3), œuvre majeure que l'on sait inachevée, sans que l'on ait – à ma connaissance - vraiment approfondi la raison de cet « inachèvement ». Le bon sens voudrait que l'entreprise ne pouvait aboutir car le projet de dépassement (« déconstruction ») de la métaphysique « au fil de la question de l'Être » n'échappait pas lui-même à la métaphysique, fût-ce sous l'égide d'une ontologie « fondamentale » (4). - Ce cogitus interruptus n'est en tout cas pas dû à l'angoisse de la page blanche, à un blocage ou une panne d'inspiration quelconques, et encore moins à une interdiction officielle (5) puisque H. n'a cessé d'écrire, de publier et d'enseigner par la suite, avant, pendant et après la guerre, l'édition complète comptant aujourd'hui une centaine de volumes.
Il faut reconnaître que c'est « l'engagement » de Heidegger qui sort cette philosophie d'un cadre qu'elle n'aurait jamais dû abandonner car on peut y noter une affinité importante avec les mouvements poétiques de « l'art pour l'art », ce dont attestent ses interprétations de Hölderlin, Trakl ou Rilke, qui n'avaient rien de « poètes engagés ». - On peut dire à sa décharge que l'engagement lui est « tombé dessus », aussi et surtout parce qu'il y avait dans Sein und Zeit, et plus encore dans Was ist Metaphysik ? (6) des éléments qui permettaient de mettre ces textes au service de l'idéologie totalitaire ou en tout cas de ne pas rendre nécessaire leur bannissement, ce que même les heideggeriens les plus fervents devraient pouvoir admettre. - Il faut également reconnaître que Heidegger a été un grand professeur de philosophie : en témoigne l'attachement de ses élèves et des nombreux étudiants qui sont « entrés en philosophie » grâce à la lecture de ses textes. Sans doute la vocation de H. oscillait-elle entre celles d'un prêtre et d'un poète. Devant ce dilemme, la décision pour la philosophie n'était pas une mauvaise chose. Mais son exposition à la sphère publique dans ces années de barbarie civile ne pouvait manquer de porter un coup fatal à l'œuvre car son auteur n'était pas vraiment fait pour la résistance. - A-t-il manqué de courage ? Ne savait-il pas ce qui se passait : son talent d'interprète n'a-t-il pas suffi pour « décrypter » la situation, « découvrir » le vrai visage des bourreaux qui se cachait derrière le masque du bon bourgeois cultivé ? - Et ensuite, lorsque le monde entier « savait » : s'est-il excusé pour son rôle ? a-t-il simplement reconnu avoir participé à son niveau au système totalitaire ? - Je suppose que la motivation première de son silence, que l'on sait aujourd'hui coupable, était de sauver son œuvre. Mais comme celle-ci était déjà devenue illisible (7), la moindre des choses eût été une clarté et une honnêteté exemplaires dans ce registre si difficile - et toujours mal famé - de l'autocritique. Malheureusement, il n'y a eu que quelques bafouillages obscurs sans commune mesure avec l'accumulation de preuves contre lui, qui ont récemment atteint leur paroxysme avec la publication des Cahiers Noirs (8).