jeudi 3 janvier 2019

« Le Procès » par Peter Panter (1926)

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Sous le pseudonyme de Peter Panter, Kurt Tucholsky (1890-1935) publie ses impressions de lecture  dans l'hebdomadaire  ("politique, culturel, économique") Die Weltbühne (1) un an après la parution du Procès. Voici le début de son article (je traduis) : 
Lorsque je pose le livre le plus puissant et le plus inquiétant de ces dernières années : Le Procès de Franz Kafka (paru aux éditions Die Schmiede [en 1925]), je ne peux que difficilement rendre compte des raisons de mon bouleversement. Qui parle ? Qu'est-ce que c'est ?
« Premier chapitre. Arrestation. Puis Mlle Bürstner. Quelqu’un avait dû calomnier Joseph K., car il fut arrêté un matin sans avoir rien fait de mal. » Voilà comment ça commence. Il s'agit d'un fonctionnaire de banque – et les deux envoyés du tribunal qui débarquent un matin dans sa chambre meublée veulent l'arrêter. Mais ils ne l'arrêtent pas du tout. Autour d'une table de nuit, le « superviseur » lui fait subir un petit interrogatoire, puis il a le droit d'aller à la banque. Il est libre. Je vous en prie, vous êtes libre... Le procès plane.
Nous tous qui commençons la lecture d'un livre savons après vingt ou trente pages où il faut situer l'auteur ; ce que c'est ; comment ça marche ; si c'est sérieux ou pas ; où, en gros, il faut classer un tel livre. Ici, tu n'en sais rien. Tu tâtonnes dans le noir. Qu'est-ce que c'est ? Qui parle ?
Le procès plane, mais il n'est pas dit de quel procès il s'agit. L'homme est apparemment accusé d'un forfait, mais il n'est jamais dit de quel forfait. Ce n'est pas la justice terrestre – mais alors laquelle ? Une – bon dieu  – qui soit allégorique ? L'auteur raconte, raconte avec un calme inébranlable - je m’aperçois très vite que ce ne sera pas allégorique – interprète donc, tu ne finiras jamais d'interpréter. Non, je ne finirai jamais d’interpréter.
Joseph K. est convoqué à une audition – il y va. L'audition se passe dans d'étranges circonstances au cinquième étage d'un quartier de banlieue. On lit, on ne sait pas...
Et subrepticement l'idée s'est incrustée, elle s'impose, et voilà qu'il n'y a plus rien à freudiser, et les mots d'origine étrangère, savants, ampoulés ne nous aident plus ...
[...]



Berlinois d'origine et de cœur, Kurt Tucholsky est un « écrivain complet » : publiciste, satiriste, romancier, poète, chansonnier... il serait bien trop long de présenter ici le parcours de cet homme d'exception, engagé et pacifiste, dont l’œuvre est à ma connaissance restée plutôt confidentielle en France. Après une rencontre à Prague, Franz Kafka note dans son journal le 30 septembre 1911 :
Tucholsky et Szafranski (2). L'accent berlinois soufflé, où la voix a besoin de pauses formées par « nich » [« ‘s pas »]. Le premier, un homme très uni de vingt-et-un ans. Du balancement à la fois modéré et fort de la canne, qui lui soulève juvénilement l’épaule, jusqu’aux plaisirs réfléchis et dédain de ses propres travaux d’écrivain. Veut être avocat de la défense, ne voit que peu d’obstacles et, en même temps, la possibilité de les éliminer : sa voix claire, qui après la sonorité masculine de la première demi-heure passée à parler devient, semble-t-il, féminine – doutes sur sa propre capacité de pose, qu’il espère cependant acquérir par une plus grande connaissance du monde – enfin la peur d’une transformation en mélancolie mondaine, comme il l’a remarquée chez les juifs berlinois plus âgées qui suivent la même voie, or il ne ressent pour l’instant rien de tel. Il va bientôt se marier.
Quinze ans plus tard, Tucholsky est aux prises avec les affres de l'interprétation. Appelle Max Brod à la rescousse, qui lui envoie ces lignes :
Le procès qui est conduit ici est le procès éternel qu'un homme aux sentiments tout en finesse doit livrer à sa conscience. Le héros K. est devant ses juges intérieurs. La procédure fantomatique s'accomplit sur les scènes les plus anodines et de manière à ce que K. ait toujours raison. De même, nous voulons toujours avoir raison contre notre conscience et cherchons à la bagatelliser. La particularité, c'est simplement la sensibilité fatale vis-à.vis de la voix intérieure qui, à chaque pas, est plus vive.

Avec Kafka, on ne pouvait évidemment jamais parler d'interprétation, même dans la plus grande intimité. Il interprétait lui-même de façon à ce que les interprétations réclament toujours de nouvelles interprétations. Aussi son Procès ne peut-il jamais réellement se décider.
Avant de nous livrer cet avis de l'éditeur et ami de Franz Kafka, Tucholsky formule tout de même une légère critique :
[Dans sa « merveilleuse postface »,] Brod nous raconte que le livre serait resté un fragment. On s'en aperçoit d'ailleurs ; sur ce point, mon sentiment est un tant soit peu différent de celui de Brod. Ainsi, pour la première fois, telle ou telle chose ne me paraît pas complètement équilibrée chez ce magnifique prosateur – aussi l'avant-dernière section est-elle suivie à mon sens un peu abruptement de l'admirable chapitre final (3), qui est d'ailleurs un chef d’œuvre en soi.
Mais revenons au problème de l'interprétation de ce projet de roman unique en son genre – même si l'on peut ressentir par moments l'influence de l'art moderne et des nouvelles perspectives ouvertes, après 1900, par les sciences humaines. Bien que l'avis de Brod – très succinct et peut-être un peu improvisé pour répondre à la demande d'un journaliste réputé en vue d'un article qui promet une certaine « publicité » au livre – ne manque pas d'intérêt en soi, il ne me semble pas pertinent de ramener ou réduire Le Procès à une « sphère intime » ; d’ailleurs on a du mal à distinguer les protagonistes de ce « conflit intérieur » : la « conscience » (Gewissen en allemand, traduit habituellement par « conscience morale »), les « juges intérieurs », le « héros K. ». Dans cette approche, l'administration tentaculaire, sa hiérarchie complexe et souterraine, voire la « différence des classes » – esquissée par exemple dans l'opposition entre le délabrement du greffe situé dans un grenier fréquenté par de « pauvres gens » et le bureau luxueux de K. avec sa belle baie vitrée et ses domestiques – resteraient hors champ. Et j'estime aussi que les lieux choisis par l'auteur ne sont absolument pas « les plus anodins », comme le pense Brod, en considérant ces descriptions impressionnantes de la « banlieue lointaine » et en particulier la rue que K. doit traverser pour se rendre à la première audience, ou encore les « décors » de la cathédrale et de la scène finale.

Toujours à la recherche d'un angle par lequel il pourrait aborder ce livre, Tucholsky poursuit :
C'est donc un rêve ? À mon avis, rien n'est plus erroné que de vouloir saisir Kafka avec ce mot essouflé. C'est beaucoup plus qu'un rêve. C'est un rêve éveillé (4).
Ce petit passage n'est pas sans m'interpeller car –  pour expliquer la présence de la séquence Un rêve dans la section « Suppléments  » de ma nouvelle traduction du Procès (5) –  j'ai précisé ceci dans la postface :
Il paraît à peu près établi que Franz Kafka a commencé le travail sur Le Procès dans la première quinzaine d’août 1914, donc au début de ce que l’on appellera la « Grande Guerre ». Le 6 août, il note dans son Journal : « Vu de la littérature, mon destin est très simple. Le sens pour l’exposition de ma vie intérieure à caractère onirique a relégué dans l’insignifiance tout le reste, qui a dépéri de la façon la plus horrible et n’arrête pas de dépérir. Rien d’autre ne peut jamais me satisfaire. » [...] Ce « petit morceau de prose », [Un rêve] qui a le mérite d’être préparé pour l’édition, donne une forme littéraire à un rêve et par conséquent une idée de la façon dont Franz Kafka perçoit et utilise les phénomènes oniriques. On pense à Gérard de Nerval : « Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle. À dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double – et cela sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m’arrivait. Seulement, mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce que l’on appelle illusion, selon la raison humaine… » (6) – En considérant l’influence des rêves sur la vie réelle et l’action de celle-ci sur nos rêves, il ne s’agit pas tant d’un « dédoublement » ou d’un « état second » que de l’interaction (ou de la « capillarité ») entre deux univers habituellement séparés, qui fait apparaître une logique, une structure, un symbolisme d’un genre nouveau dont Kafka saisit sans aucun doute les possibilités littéraires...
Dans ce contexte onirique, il convient de citer un autre écrivain – Hermann Hesse (1877-1962) – qui dès 1925 (7) note ceci à propos du Procès (je traduis et souligne) :
Quel livre étrange, excitant, merveilleux et réjouissant ! Comme toutes les œuvres de cet auteur, c'est une toile tissée des fils de rêve les plus fins, la construction d'un monde  onirique, produit grâce à une technique si pure et la puissance de la vision si intense qu'une pseudo-réalité inquiétante en miroir concave [sc.: grossissant] s'établit, qui agit d'abord comme un cauchemar, oppressant et angoissant, jusqu'à ce que le lecteur découvre le sens secret de ces créations. Alors la rédemption jaillit des œuvres singulières et fantastiques de Kafka, car le sens de sa création n'est absolument pas –  comme il peut sembler de prime abord avec le soin inhabituel apporté à ce travail de détail – artistique, mais religieux. Ce que ces œuvres expriment, c'est la piété, ce qu'elles suscitent, c'est la dévotion, le plus profond respect. C'est également le cas du Procès.
Sans commenter ici les aspects mystiques du Procès pointés par l'auteur de Siddhartha (1922) et de Narcisse et Goldmund (1930), revenons à l'article de Kurt Tucholsky qui, après avoir lui aussi – peut-être un peu trop sommairement – posé la question du rêve, remarque ceci :
Le livre n’est pas délirant – il est complètement raisonnable ; dans son idée, il est aussi raisonnable que le sont certains fous, logiquement, mathématiquement sans défauts ; il manque cette légère dose d’irrationnel qui, seule, donne l’assurance intérieure à l’homme raisonnable. Rien n’est plus effroyable qu’un pur mathématicien de la raison – rien n’est plus inquiétant. Or, Kafka est un auteur d’un format rare, et son idée de base ultra-logique est parée de figures réelles de l'imagination. On ne se demande plus si tout cela existe – tout existe, aussi vrai qu’une machine à tuer se trouve dans la Colonie pénitentiaire, aussi vrai que le voyageur de commerce se transforme en insecte… c’est comme ça.
La formule « figures réelles de l'imagination » (reale Phantasiegebilde en allemand) peut surprendre. De même, on risque de se méprendre sur le sens de ce passage : le livre « est aussi raisonnable que le sont certains fous, logiquement, mathématiquement sans défauts ; il manque cette légère dose d’irrationnel... » En effet, il semble que c'est au « fou » et non au livre –  qui « n’est pas délirant » – que manquerait une « dose d’irrationnel » ; or, le livre « est complètement raisonnable ». – De mon point de vue, ces apparentes contradictions –  à l'instar de ces « figures réelles de l'imagination » – ne se résolvent qu'en interrogeant les oppositions traditionnelles entre la « folie ». et la « raison », entre le « rêve » et la « réalité ». À ce propos –  et à défaut d'une interprétation, à laquelle je continue personnellement de me refuser –  je ne peux que répéter l'idée formulée ci-dessus : il ne s’agit pas d'opposer « rêve » et « réalité », mais de considérer leur interaction (« capillarité »), qui fait apparaître une logique, une structure, un symbolisme d’un genre nouveau.

Pour prévenir une objection, j'ajoute que « l’exposition de ma vie intérieure à caractère onirique » pointée par Kafka le 6 août 1914 peut accréditer la thèse de Brod (ci-dessus) –  mais seulement si on élimine l'autre versant du rêve que nous appelons aujourd'hui le « réel », qui est pris dans un échange constant avec « l'imaginaire ». On peut alors supposer que c'est dans cette relation singulière que prend forme le « symbolique » qui est si remarquable dans  Le Procès.

Reste le plus important : les impressions de lecture de Kurt Tucholsky, mais aussi de Hermann Hesse, ces deux écrivains et publicistes de la jeune démocratie allemande (novembre 1918 - janvier 1933), reçoivent l’œuvre de Franz Kafka avec enthousiasme et l'accueillent dans la vie artistique et intellectuelle si riche de ces « années folles », brusquement interrompues par la barbarie nazie qui, tel le « cauchemar » de Joseph K., fait irruption pour ouvrir à nouveau cet abîme que la légende biblique nomme le « péché originel » (8).

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NOTES 


(1) Die Weltbühne, Berlin, 9 mars 1926, 22ième année, n° 10, pp. 383-386 > PDF en allemand –  Les nombreux pseudonymes de Kurt Tucholsky (Kaspar Hauser, Peter Panter, Theobald Tiger, Ignaz Wrobel et plus rarement Paulus Bünzly, Theobald Körner, Old Shatterhand,) s'expliquent, non par la volonté de conserver l'anonymat, mais par sa collaboration intense à la Weltbühne : sans ce petit subterfuge son nom serait apparu bien trop souvent !


(2) Kurt Szafranski (1890–1964), ami de Tucholsky, dont il a illustré la célèbre nouvelle Rheinsberg, un livre d'images pour amoureux (Berlin 1912). –  Le voyage à Prague en septembre 1911 avait pour but la rencontre  avec Max Brod (1884-1968), qui avait déjà publié un certain nombre de livres, alors que le premier livre de Franz Kafka (1883-1924) n'est paru que fin 1912 : c'est le recueil Betrachtung (« Regards »), qui contient cependant un certain nombre de textes déjà publiés dans des revues comme Hyperion à partir de 1908 [Journal (1911) en allemand].


(3) Tucholsky pense ici au « montage » effectivement un peu abrupt (le mot allemand est « unvermittelt », littéralement : sans intermédiaire, sans « médiation ») des deux séquences « Dans la Cathédrale » (IX) et « Fin » (X). Il faut rappeler qu'il commente l'édition originale de 1925, qui ne comporte pas encore les « chapitres inachevés » que l'on trouvera sous forme d’annexe dans les éditions suivantes : Schocken, Berlin/Prague, 1935 (2e) et New York, 1946 (3e) (cf. aussi la note 5).


(4) Le mot allemand est Tagtraum, littéralement  « rêve diurne ».


(5) Franz Kafka, Le Procès, traduction et postface de Stefan Kaempfer, éd. Écriture / L'Archipel, Paris 2017 (> ICI), – À propos de la séquence Un rêve, Max Brod écrit dans sa postface à l'édition de 1925 : « Je réserve les [chapitres] inachevés pour le volume final de l’édition posthume, ils ne contiennent rien d’essentiel à l’action. L’un de ces fragments a été intégré par le poète lui-même dans le recueil Un médecin de campagne sous le titre d’“Un rêve”. » - Or, cela n'a jamais été fait...


(6) Gérard de Nerval, Aurélia, ou le Rêve et la Vie, Paris, 1855, première partie, chap. III, début.


(7) Hermann Hesse, Franz Kafkas Nachlass (« L’œuvre posthume de F.K. »), article paru dans le quotidien Berliner Tageblatt daté du 9 septembre 1925. – Soit dit en passant : entre 1918 et 1920, Kurt Tucholsky était le rédacteur en chef du supplément satirique (hebdomadaire) Ulk de ce journal qui, comme la Weltbühne, était classé « centre gauche » (linksliberal).


(8) Cette remarque peut paraître hors sujet, mais je la fais tout de même : à mon sens l'interprétation d'une œuvre ne doit rien révéler, mais à la rigueur donner les moyens au lecteur d'arriver à la « révélation » par lui-même. On peut y comparer le procédé du « mot d'esprit » : lorsqu'il faut l'expliquer, il n'est plus drôle !


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