dimanche 30 août 2015

En lisant Heidegger

Ce texte de Heidegger - Vom Ereignis (1) - qui date essentiellement des années 1936-1938 n'est finalement que mots : il ne se rapporte plus à rien, n'a plus d'objet et ne laisse au lecteur que l'adhésion totale ou le rejet (l'incompréhension) sans possibilité de débat critique : exclusion totale de l'autre, du « tiers », de la « matière ». - Dans ce texte, on trouve d'incessantes redéfinitions des concepts (2) : le jeu philologique sur les mots – censés porter un sens « originaire » - prime sur la nécessité de forger une conceptualité claire et rigoureuse pour exprimer une pensée nouvelle, ce qui a été tenté, mais non mené à terme, dans Sein und Zeit (3), œuvre majeure que l'on sait inachevée, sans que l'on ait – à ma connaissance - vraiment approfondi la raison de cet « inachèvement ». Le bon sens voudrait que l'entreprise ne pouvait aboutir car le projet de dépassement (« déconstruction ») de la métaphysique « au fil de la question de l'Être » n'échappait pas lui-même à la métaphysique, fût-ce sous l'égide d'une ontologie « fondamentale » (4). - Ce cogitus interruptus n'est en tout cas pas dû à l'angoisse de la page blanche, à un blocage ou une panne d'inspiration quelconques, et encore moins à une interdiction officielle (5) puisque H. n'a cessé d'écrire, de publier et d'enseigner par la suite, avant, pendant et après la guerre, l'édition complète comptant aujourd'hui une centaine de volumes.
Il faut reconnaître que c'est « l'engagement » de Heidegger qui sort cette philosophie d'un cadre qu'elle n'aurait jamais dû abandonner car on peut y noter une affinité importante avec les mouvements poétiques de « l'art pour l'art », ce dont attestent ses interprétations de Hölderlin, Trakl ou Rilke, qui n'avaient rien de « poètes engagés ». - On peut dire à sa décharge que l'engagement lui est « tombé dessus », aussi et surtout parce qu'il y avait dans Sein und Zeit, et plus encore dans Was ist Metaphysik ? (6) des éléments qui permettaient de mettre ces textes au service de l'idéologie totalitaire ou en tout cas de ne pas rendre nécessaire leur bannissement, ce que même les heideggeriens les plus fervents devraient pouvoir admettre. - Il faut également reconnaître que Heidegger a été un grand professeur de philosophie : en témoigne l'attachement de ses élèves et des nombreux étudiants qui sont « entrés en philosophie » grâce à la lecture de ses textes. Sans doute la vocation de H. oscillait-elle entre celles d'un prêtre et d'un poète. Devant ce dilemme, la décision pour la philosophie n'était pas une mauvaise chose. Mais son exposition à la sphère publique dans ces années de barbarie civile ne pouvait manquer de porter un coup fatal à l'œuvre car son auteur n'était pas vraiment fait pour la résistance. - A-t-il manqué de courage ? Ne savait-il pas ce qui se passait : son talent d'interprète n'a-t-il pas suffi pour « décrypter » la situation, « découvrir » le vrai visage des bourreaux qui se cachait derrière le masque du bon bourgeois cultivé ? - Et ensuite, lorsque le monde entier « savait » : s'est-il excusé pour son rôle ? a-t-il simplement reconnu avoir participé à son niveau au système totalitaire ? - Je suppose que la motivation première de son silence, que l'on sait aujourd'hui coupable, était de sauver son œuvre. Mais comme celle-ci était déjà devenue illisible (7), la moindre des choses eût été une clarté et une honnêteté exemplaires dans ce registre si difficile - et toujours mal famé - de l'autocritique. Malheureusement, il n'y a eu que quelques bafouillages obscurs sans commune mesure avec l'accumulation de preuves contre lui, qui ont récemment atteint leur paroxysme avec la publication des Cahiers Noirs (8).

vendredi 28 août 2015

Lire Nietzsche




Voici deux citations de Friedrich Nietzsche (1) :

Dès l'été 1876, en plein milieu du premier Festival [de Bayreuth], je fis en moi-même mes adieux à Wagner. Je ne supporte rien d'ambigu ; depuis que Wagner était en Allemagne, il se montrait peu à peu complaisant envers tout ce que je méprise – même l’antisémitisme... (2)

***


Lorsque Zarathoustra arriva dans la ville la plus proche, qui se trouvait aux abords des bois, il y vit beaucoup de peuple rassemblé au marché car on avait annoncé le spectacle d'un funambule. Et Zarathoustra parla ainsi au peuple :
Je vous enseigne le surhomme. L'homme est quelque chose qui doit être dépassé. Qu'avez-vous fait pour le dépasser ?
Tous les êtres jusqu'à présent ont créé quelque chose au-delà d'eux-mêmes, et vous voulez être le reflux de cette grande marée en préférant retourner à la bête plutôt que de dépasser l'homme ?
Qu'est le singe pour l'homme ? Un éclat de rire ou une gêne douloureuse ? Et c'est cela même que l'homme doit être pour le surhomme : un éclat de rire ou une gêne douloureuse.
Vous avez parcouru le chemin du ver jusqu'à l'homme, et il y a encore beaucoup de ver en vous. Autrefois, vous étiez simiens et aujourd'hui encore, l'homme est plus simien qu’un singe.
Mais le plus sage d'entre vous n'est lui-même qu'une fêlure et un hybride entre la plante et le fantôme. Mais vous dis-je de devenir fantôme ou plante ?
Voyez, je vous enseigne le surhomme !
Le surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le surhomme soit le sens de la terre !
Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre, et ne croyez pas ceux qui vous parlent d'espoirs surnaturels. Ce sont des empoisonneurs, qu'ils le sachent ou non.
Ce sont des contempteurs de la vie, moribonds et empoisonnés eux-mêmes, dont la terre est lasse : qu'ils s'en aillent donc !
Autrefois, le plus grand blasphème fut le blasphème envers Dieu, mais Dieu est mort et donc ses blasphémateurs le sont aussi. Ce qu'il y a de plus effroyable aujourd'hui, c'est de blasphémer contre la terre et de tenir les entrailles de l'insondable en plus haute estime que le sens de la terre ! (3)

Réminiscences scolaires

Il m'arrive de repenser aux sujets de philo que nous donnait M. D*** : « L'essence même de la réflexion, c'est de comprendre qu'on n'avait pas compris » (G. Bachelard). – « Le fou a tout perdu sauf la raison » (G. K. Chesterton).

La seconde affirmation est particulièrement intéressante, d'autant qu'elle ne provient pas d'un «philosophe professionnel», mais plutôt d'un fin psychologue, qualité indispensable d'un bon auteur de polars (Father Brown). – Se pose la question de la rationalisation : certains délires étonnent par leur logique implacable, qui cependant – point crucial – n'est plus redevable d'une perception correcte du réel. Et pourtant – c'est le paradoxe – le délire intègre des fragments de réalité, qui sont à présent interprétés dans un sens « auto-centré » : le monde tourne autour du moi délirant car celui-ci ne supporte apparemment pas d'être en marge des événements, ce qui constitue pourtant la ration quotidienne du « moi ordinaire ». Or cette « dépolarisation » du monde autour de la position centrale du sujet semble étrangement compatible avec ce que l'on a coutume d'appeler la « raison ». D'ailleurs, le système du sujet absolu des idéalistes, entièrement bâti sur des fondements rationnels, nous invite à cette « perspective centrale » où le « monde entier » est subordonné à la conception apriorique d'un « sujet transcendantal » : ainsi, le Cogito cartésien comme fondement de la pensée moderne a en effet tout perdu (exclu, mis entre parenthèses) sauf la raison


Fort heureusement, Kant aura remis les choses d'aplomb en critiquant la vanité – le délire de toute-puissance – d'une Raison Pure affranchie des contraintes du réel, de l'empirie : en conséquence, les scientifiques modernes exigeront invariablement la sanction de l'expérience pour valider une théorie quelconque, même si en secret beaucoup d'entre eux restent des passionnés de métaphysique, ce qui parfois donne lieu à des jugements d'une naïveté ou d'une audace surprenantes lorsqu'ils essayent d'expliquer le monde une fois pour toutes. L'historique de ces explications scientifiques du monde – avec une mention spéciale pour les rédacteurs de nos vieux manuels scolaires – montrerait qu'ils n'avaient souvent rien compris, tels des prisonniers inconscients de l'absolutisme métaphysique, persistant à ignorer que toute explication du monde n'a qu'une validité limitée, culturelle, historique.


Quant à Gaston Bachelard, il a expliqué ce qui caractérise essentiellement l'histoire, l'évolution des idées scientifiques : « En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation. » (Gaston Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, Paris 1970, p.14)


M. D*** me pardonnerait sûrement d'avoir ici mélangé ses deux sujets : c'est sans doute le résultat d'une trop longue gestation mais aussi d'un éloignement – consenti et même recherché – du milieu de la philosophie scolaire.