Bribes dans un carnet
(vendredi 12 septembre 2003)
(vendredi 12 septembre 2003)
La
noirceur ambiante a un côté objectif : sur cette planète, nous nous
dirigeons lentement mais infailliblement vers une catastrophe, prévue de
longue date (au plus tard depuis les années 1960/70). Bien sûr, on peut
œuvrer à changer les choses, à penser différemment, dans une sphère de
proximité ; mais sur le plan mondial, ou global comme on se plaît à
dire, cette pensée, ces actions en vue d'un changement en profondeur des
choses font figure d'activités marginales, alors que la critique du
système marchand, qui nous est imposé au quotidien, se fait chaque jour
plus pressante, ainsi que le souhait, le vœu de le voir disparaître sous
cette forme excessive, outrancière, automatique. Alors qu'attend-on ? Une mutation dans les esprits ? Ou bien compte-t-on sur les
catastrophes, passées, présentes, à venir, pour que les gens prennent enfin conscience de l'immense entreprise de dévastation générée par nos activités humaines ?
La vraie catastrophe, son générateur, c'est la société contemporaine de consommation : de fait, c'est une non-société,
une assemblée forcée, forcenée d'autistes qui coexistent sans vraiment
vivre ensemble, sans véritable égard pour autrui, prochain ou lointain.
La seule chose qui compte, c'est la préservation, à tout prix, du cycle,
de la circulation effrénés de la marchandise, de l'atelier de
fabrication jusqu'au dépotoir, en passant par l'hypermarché et la retape
: ces produits sont faits pour ne pas durer, faits pour être vendus,
non pour être utilisés, faits pour être jetés.
Je suis au comptoir du Vaudeville,
place de la Bourse. Ici, le mal a été fait ce matin, est fait à midi,
sera encore fait ce soir, et les spéculateurs déjeunent de petites
crevettes ou de gros saumons, le casque de téléphone rivé à l'oreille ou
un journal de sport à la main. Vaudeville. Tarte à la framboise en
guise de golden dessert. Cocaine decisions, comme chante
Frank Zappa. Puis me voici dans le hall d'accueil d'un organe de presse.
J'attends une excellente camarade. Elle me parle d'un scoop de
chez scoop. Promis, je ne dirai rien. Elle s'excuse : elle ne peut pas
me voir maintenant comme convenu. Un problème de maquette. J'atterris
dans une rue adjacente, à la terrasse d'un bistrot de quartier. Du genre
comme on n'en fait plus. Le soleil apparaît de derrière les fagots. Et
les nuages, ces merveilleux nuages qui passent, comme dirait le poète.
Sans
transition, je pense à cette lionne qui, à plusieurs reprises, a adopté
un bébé gazelle, sans jamais faire de mal à aucun d'entre eux. Une
histoire véridique [*].
Histoire de se réconcilier avec le caractère surprenant de la Nature,
avec son génie et sa sublime créativité. En attendant la mutation
décisive de l'être humain qui renoncerait enfin à ses activités
destructrices, contraint par la force des choses, un être humain qui
aurait compris que nous sommes uniquement des passants, des passagers de
la Planète Bleue. Alors, devant ce ciel indécis, j'opte pour une
suspension : cessons d'hypothéquer l'avenir, tant en paroles qu'en
actes...
Sans
transition. C'est vrai, ma TV a rendu son âme électronique. C'était
l'adresse première de ce billet. Je l'avais oubliée. Oui, c'était un
objet pour ne pas durer. Et moi, comme les autres, j'étais un junkie du
petit écran, à la fois fasciné et horrifié par tant d'inculture et de
trivialité, tant de montages pervers et d'absurdités. Reste la radio. Il
faudrait réécrire des pièces radiophoniques pour purger l'imaginaire
populaire de toute cette imagerie bouffonne ou morbide, hyperréaliste ou
fantasque, qui est servie aux heures des repas : pâtes du soir espoir,
café du matin chagrin. Mais la radio, que j'écoutais beaucoup la nuit,
s'use aussi : les émissions avec les auditeurs qui débitent leur
désarroi à la chaîne ou les programmations musicales casse-oreilles
squattent les fréquences, prennent la place des belles productions
radiophoniques des débuts, comme le coup génial d'Orson Welles ou les
délires de Carbone 14, semblant interdire toute créativité à
venir. Or, si transformation il doit y avoir, la radio serait plus
propice à devenir un médium "chaud", ou simplement vivant, que cette
satanée boîte à images, désespérante pour ses sempiternelles pitreries
et rediffusions, ses automatismes de répétition dignes des plus grands
psychopathes, son nombrilisme insensé, son culte malsain et monolithique
de l'image, de la "présentation" ou de la "modération", sans oublier
ces spots publicitaires qui donnent encore l'aperçu le plus franc de la
motivation profonde des concepteurs : vendre, vendre à tout prix...! Et,
tandis qu'au loin j'aperçois la forteresse apparemment imprenable de la
Bourse, je me surprends à penser qu'il est utile de reposer cette
question à tous les citoyens responsables du monde: "La Bourse ou la
Vie...?"
[*] Ici, on peut prendre connaissance de l'histoire de la lionne et de l'oryx, malheureusement sous forme bien trop mélodramatique. Et là, in english. - D'autres versions un peu plus sobres existent certainement...
PS
(septembre 2013)
Ces
lignes un peu décousues, préservées comme telles, ont été écrites voici
10 ans. Et je me souviens toujours de l'excellent café que j'avais bu
au comptoir du Vaudeville à l'époque. Il coûtait alors... 90 cents ! A la brasserie des golden boys & girls, décidément, un cent est un cent... et pas question de lésiner sur la qualité !