jeudi 12 septembre 2013

La Bourse ou la Vie ? (2003)



Bribes dans un carnet
(vendredi 12 septembre 2003)


La noirceur ambiante a un côté objectif : sur cette planète, nous nous dirigeons lentement mais infailliblement vers une catastrophe, prévue de longue date (au plus tard depuis les années 1960/70). Bien sûr, on peut œuvrer à changer les choses, à penser différemment, dans une sphère de proximité ; mais sur le plan mondial, ou global comme on se plaît à dire, cette pensée, ces actions en vue d'un changement en profondeur des choses font figure d'activités marginales, alors que la critique du système marchand, qui nous est imposé au quotidien, se fait chaque jour plus pressante, ainsi que le souhait, le vœu de le voir disparaître sous cette forme excessive, outrancière, automatique. Alors qu'attend-on ? Une mutation dans les esprits ? Ou bien compte-t-on sur les catastrophes, passées, présentes, à venir, pour que les gens prennent enfin conscience de l'immense entreprise de dévastation générée par nos activités humaines ?


La vraie catastrophe, son générateur, c'est la société contemporaine de consommation : de fait, c'est une non-société, une assemblée forcée, forcenée d'autistes qui coexistent sans vraiment vivre ensemble, sans véritable égard pour autrui, prochain ou lointain. La seule chose qui compte, c'est la préservation, à tout prix, du cycle, de la circulation effrénés de la marchandise, de l'atelier de fabrication jusqu'au dépotoir, en passant par l'hypermarché et la retape : ces produits sont faits pour ne pas durer, faits pour être vendus, non pour être utilisés, faits pour être jetés.




Je suis au comptoir du Vaudeville, place de la Bourse. Ici, le mal a été fait ce matin, est fait à midi, sera encore fait ce soir, et les spéculateurs déjeunent de petites crevettes ou de gros saumons, le casque de téléphone rivé à l'oreille ou un journal de sport à la main. Vaudeville. Tarte à la framboise en guise de golden dessert. Cocaine decisions, comme chante Frank Zappa. Puis me voici dans le hall d'accueil d'un organe de presse. J'attends une excellente camarade. Elle me parle d'un scoop de chez scoop. Promis, je ne dirai rien. Elle s'excuse : elle ne peut pas me voir maintenant comme convenu. Un problème de maquette. J'atterris dans une rue adjacente, à la terrasse d'un bistrot de quartier. Du genre comme on n'en fait plus. Le soleil apparaît de derrière les fagots. Et les nuages, ces merveilleux nuages qui passent, comme dirait le poète.


Sans transition, je pense à cette lionne qui, à plusieurs reprises, a adopté un bébé gazelle, sans jamais faire de mal à aucun d'entre eux. Une histoire véridique [*]. Histoire de se réconcilier avec le caractère surprenant de la Nature, avec son génie et sa sublime créativité. En attendant la mutation décisive de l'être humain qui renoncerait enfin à ses activités destructrices, contraint par la force des choses, un être humain qui aurait compris que nous sommes uniquement des passants, des passagers de la Planète Bleue. Alors, devant ce ciel indécis, j'opte pour une suspension : cessons d'hypothéquer l'avenir, tant en paroles qu'en actes...



Sans transition. C'est vrai, ma TV a rendu son âme électronique. C'était l'adresse première de ce billet. Je l'avais oubliée. Oui, c'était un objet pour ne pas durer. Et moi, comme les autres, j'étais un junkie du petit écran, à la fois fasciné et horrifié par tant d'inculture et de trivialité, tant de montages pervers et d'absurdités. Reste la radio. Il faudrait réécrire des pièces radiophoniques pour purger l'imaginaire populaire de toute cette imagerie bouffonne ou morbide, hyperréaliste ou fantasque, qui est servie aux heures des repas : pâtes du soir espoir, café du matin chagrin. Mais la radio, que j'écoutais beaucoup la nuit, s'use aussi : les émissions avec les auditeurs qui débitent leur désarroi à la chaîne ou les programmations musicales casse-oreilles squattent les fréquences, prennent la place des belles productions radiophoniques des débuts, comme le coup génial d'Orson Welles ou les délires de Carbone 14, semblant interdire toute créativité à venir. Or, si transformation il doit y avoir, la radio serait plus propice à devenir un médium "chaud", ou simplement vivant, que cette satanée boîte à images, désespérante pour ses sempiternelles pitreries et rediffusions, ses automatismes de répétition dignes des plus grands psychopathes, son nombrilisme insensé, son culte malsain et monolithique de l'image, de la "présentation" ou de la "modération", sans oublier ces spots publicitaires qui donnent encore l'aperçu le plus franc de la motivation profonde des concepteurs : vendre, vendre à tout prix...! Et, tandis qu'au loin j'aperçois la forteresse apparemment imprenable de la Bourse, je me surprends à penser qu'il est utile de reposer cette question à tous les citoyens responsables du monde: "La Bourse ou la Vie...?"


[*] Ici, on peut prendre connaissance de l'histoire de la lionne et de l'oryx, malheureusement sous forme bien trop mélodramatique. Et là, in english. - D'autres versions un peu plus sobres existent certainement...




PS 
(septembre 2013)


Ces lignes un peu décousues, préservées comme telles, ont été écrites voici 10 ans. Et je me souviens toujours de l'excellent café que j'avais bu au comptoir du Vaudeville à l'époque. Il coûtait alors... 90 cents ! A la brasserie des golden boys & girls, décidément, un cent est un cent... et pas question de lésiner sur la qualité !

dimanche 3 mars 2013

A propos d'un changement de paradigme (2013)

N.B. - Ce texte a été écrit en 2013 dans le cadre des discussions qui ont animé la plate-forme des blogs du Nouvel Obs [†]. Il aurait sans doute besoin d'être remanié, mais en attendant de reprendre les idées esquissées ici dans un travail plus consistant, je préfère lui laisser sa forme originale.


 1



Voici quelques réflexions avec, pour point de départ, la question de l'utilité de cette espèce d'écriture pratiquée, ici comme ailleurs, par d'innombrables anonymes et parfaits inconnus, dont moi-même, dans le cadre des nouvelles agoras électroniques appelées blogs (weblogs) : même si les censures commencent à se faire plus insidieuses, pressantes, on peut encore parler de liberté d'expression, du moins dans nos pays dits démocratiques, où ce droit est ancré dans la Constitution...


Les pays totalitaires n'accordent pas la liberté de parole à leurs citoyens, qui doivent trouver d'autres moyens pour communiquer leur opposition à l'ordre établi ou à l'idéologie dominante. Le dramaturge Bertolt Brecht
(1898-1956), qui a pourtant lui-même choisi un pays en voie de "totalitarisation" (la RDA) pour y finir ses jours, utilisa naguère l'expression de "langage d'esclaves" (Sklavensprache) pour décrire une façon de coder les messages qui deviennent obscurs pour le pouvoir tout en restant intelligibles pour les camarades.






Ce codage et la nécessité de rendre en apparence inintelligibles les messages subversifs ont produit et produisent encore un certain nombre d’œuvres intéressantes (romans, théâtre, essais)...

Mais qu'en est-il ici et maintenant, où l'on peut dire tout et son contraire, tout et n'importe quoi, pourvu que l'on ne diffame personne, que l'on n'appelle pas à la haine ou à la violence, et que l'on s'exprime correctement ? Quel serait le message subversif, qu'il est - ici et maintenant - permis d'exprimer en clair ?

Il est en tout cas permis de penser ce paradoxe : nous vivons une sorte de terrorisme économique, car depuis 40 ans (1973 très exactement) le chômage ne cesse d'augmenter, les États sont pris dans l'étau d'une dette et d'une crise sans doute (du moins en partie) artificielles qui génèrent une réduction drastique des services publics et des avantages sociaux conquis un siècle durant de haute lutte, nous vivons donc dans une sorte de totalitarisme très nouveau ("ultra-moderne") où il est pourtant possible de s'exprimer librement !

C'est d'ailleurs le seul alibi qui reste à nos sociétés ultra-libérales pour ne pas être taxées de totalitaires : la "liberté"...

Souvenez-vous : quelle liberté que de circuler en voiture où bon vous semble... de téléphoner à tout le monde d'un peu partout...


Or, à la campagne la voiture est devenu une contrainte, puisque les petites gares et lignes de bus ont été fermées les unes après les autres. Et le téléphone mobile vous oblige, en bon professionnel que vous êtes (si vous avez l'immense privilège d'avoir un job), d'être joignable n'importe quand, n'importe où...

Mais, demanderez-vous peut-être, quel rapport avec la liberté d'expression et les blogs ? - Ma réponse provisoire serait celle-ci : devant l'énorme masse de messages nés de cette liberté d'expression à l'ère de la globalisation digitale (en français : "mondialisation numérique"), plus personne - pas même les services à la pointe de la technologie - ne saurait séparer l'important de l'accessoire, le grain de l'ivraie et tout ce que vous voudrez. Autrement dit, dans ce chaos de paroles, dans cette immense cacophonie planétaire, je vous défie de passer n'importe quel message, qu'il soit d'ailleurs subversif ou tout simplement sensé, si vous faites partie de ce milliard de scribouillards anonymes (et probablement même si vous vous êtes "fait un nom"). Dans ce brouhaha global, que les experts en communication surnomment le "bruit", il ne serait tout simplement pas entendu : une façon très astucieuse de réduire tout le monde au silence par une gigantesque overdose de parole au nom de la liberté d'expression !