I
La pensée
métaphysique exclut l’incarnation, ou bien lui réserve un
traitement particulier. Exclu, le « corps » n’est déjà
plus ce qu’il serait sans l’amputation de l’« esprit ».
Même chose pour l’esprit – ou l’âme – qui garde la trace de
l’amputation opérée par la pensée métaphysique : le corps
– la douleur – y subsiste comme un « membre fantôme ».
Sans l’incarnation,
nous ne pouvons pas nous penser comme « êtres de manque ».
Or, toute notre pensée – jusque dans l’intentionnalité la plus
abstraite – est marquée par ce manque qui réclame la satisfaction
– l’accomplissement, la « réussite » – et qui est
constamment menacé de frustration, hanté par l’« échec ».
Ne mourant pas parfaits, la mort est notre échec final. Or, si la
pensée métaphysique ignore la mort, elle ne peut pas non plus
connaître la vie.
Illusion de la
pensée psycho-somatique : elle vise l’union pratique – p.
ex. : « médicale » – de l’esprit et du corps,
alors qu’il s’agit de deux concepts « théoriques »,
issus du partage de l’âme – prétendument immortelle – et du
corps « corruptible », momifié (« congelé »).
Or, il faudrait tout reprendre à la base, reconnaître à la fois
l’erreur et la nécessité civilisationnelle, historique, de cette
séparation que l’on retrouve aussi dans la différence
(ontologique) entre l’« idée » et le « phénomène »,
la « passion » et la « raison », la
« sensibilité » et l’« entendement ». Il
faudrait d’abord se demander si nous sommes capables de penser
autrement : sans la césure, la scission, que l’on retrouve
encore comme séparation entre l’« authentique » et
l’« inauthentique », l’« être » et
l’« apparence », le « savant » et le
« vulgaire » …
Reprendre à la
base, ce serait s’interroger sur la nature des outils dont dispose
la pensée : les concepts ne sont rien en dehors du système de
signes que l’on appelle une langue ; et il n’y a pas de
langue universelle, il n’y a donc aucune validité absolue des
concepts : les concepts sont temporaires ; et ils le sont
doublement : synchroniquement dans la phrase, le paragraphe, le
chapitre, le texte, le contexte, et diachroniquement comme objets
philologiques, étymologiques, comme reliques d’une langue morte,
comme survivants. Et ils sont « culturels » au même
titre que la langue qui les véhicule. En ce sens, les concepts ont
un côté « spatial » : ils limitent, délimitent un
champ dans lequel ils peuvent, ou non, fonctionner. – Le concept
n’inclut pas seulement sa ou ses significations, et leurs possibles
analogies, ponts vers d’autres concepts, significations, analogies,
mais il exclut également tout ce qu’il ne signifie en aucun
cas : ainsi, le corps ne signifie en aucun cas l’esprit et
inversement. Or, les concepts « corps » et « esprit »
existent, alors qu’il n’existe aucun concept pour désigner
l’unité primordiale que l’on doit supposer à l’origine de la
« séparation de l’âme et de la chair ».
II
Internet est un
nouveau medium qui prend la succession de media
désormais appelés « traditionnels » (livre, journal,
photo, cinéma, disque, radio, TV). Un medium est un dispositif
intermédiaire (« interface ») entre un émetteur (source) et un
récepteur (cible) ; dans le cas des mass media modernes, le nombre des récepteurs est très élevé comparé aux émetteurs, même si internet permet à chaque récepteur d'émettre à son tour (de répondre, de "réagir") : le rapport de force traditionnel n'a pas varié, puisque la plupart de ces émetteurs individuels sont invisibles pour le plus grand nombre.
Ce qui est transmis est un message plus ou moins complexe, sous forme écrite et / ou acoustique et / ou visuelle. Le message doit être adapté au medium. Tout message comporte une seule ou plusieurs informations reflétant, de manière plus ou moins claire ou cachée, une ou plusieurs intentions de l’émetteur, qui cherche à produire un effet sur les récepteurs. Même le message le plus insignifiant ou absurde comporte une information : celle qu’aucune information sérieuse, importante, signifiante n’est possible, permise, souhaitable. Le principe qui s’applique ici est celui du remplissage : on remplit l’espace-temps médiatique et on oblitère le temps des récepteurs ; c’est par exemple l’objectif de nombreux programmes de divertissement qui, de nos jours, sont conçus comme « emballages » de messages publicitaires.
Ce qui est transmis est un message plus ou moins complexe, sous forme écrite et / ou acoustique et / ou visuelle. Le message doit être adapté au medium. Tout message comporte une seule ou plusieurs informations reflétant, de manière plus ou moins claire ou cachée, une ou plusieurs intentions de l’émetteur, qui cherche à produire un effet sur les récepteurs. Même le message le plus insignifiant ou absurde comporte une information : celle qu’aucune information sérieuse, importante, signifiante n’est possible, permise, souhaitable. Le principe qui s’applique ici est celui du remplissage : on remplit l’espace-temps médiatique et on oblitère le temps des récepteurs ; c’est par exemple l’objectif de nombreux programmes de divertissement qui, de nos jours, sont conçus comme « emballages » de messages publicitaires.
Il y a lieu de
repenser l’histoire des media depuis les parois rupestres
comme supports des premières représentations picturales connues
(celles de Lascaux estimées à 17 ou 18.000 ans), depuis les
pierres, la glaise, les parchemins comme supports des premiers écrits
(apparus en Mésopotamie voici quelque 5000 ans), jusqu’à
l’invention de l’imprimerie moderne (1450), de la photographie
(1826/37) et du cinéma (1895), du téléphone (celui de Bell en
1876) et du phonographe (celui d’Edison en 1878), de la radio (dès
1907/9, BBC fondée en 1922) et de la télévision (premières
émissions dès 1937), et enfin l’ordinateur personnel (l’Altair
8800 en 1975) et le smartphone (l'IBM Simon commercialisé dès
1994), Internet prenant un essor constant depuis l’année 1990 avec
l’invention du navigateur « WorldWideWeb » par Tim
Berners-Lee.
Et il faut repenser l’écran. La paroi rupestre est un premier écran. Nos
représentations symboliques ont très probablement eu d’autres
supports, trop fragiles pour traverser les millénaires. – Un écran
suggère une profondeur, une sorte d’« arrière-scène »
dont une partie, et une partie seulement, est rendue visible. L’écran
est neutre ou neutralisé par ce qui apparaît à sa surface. Le
spectateur oublie qu’il regarde un écran, une toile, une paroi. Il
oublie le medium et il n’est jamais conscient que ses
perceptions sont des traductions figuratives d’ondes lumineuses
opérées par le cerveau, grâce auxquelles seulement quelque chose
comme un espace, une forme, un mouvement sont « interprétés ».
L’émission naturelle est d’abord abstraite, électromagnétique ;
sa traduction digitale se compose de séries de « zéros »
et de « uns ». Si la figuration apparaît sur nos écrans,
c’est parce que notre système de perception fonctionne par
figures. Nous pouvons bien sûr recevoir des images abstraites, mais
nous les « pensons » immédiatement comme
« non-figuratives ». Nous opérons une inversion :
si l’abstraction semble primordiale du point de vue de l’émission
physique, « naturelle », notre système de perception
reçoit celle-ci comme secondaire et, en la niant comme
non-figurative, fait de la représentation figurative la perception,
l’aperception primordiale.
La représentation
« médiatique » concurrence la perception réelle et,
partant, la représentation « naturelle » entendue comme
capacité d’imaginer, telle qu’elle s’exerce par exemple dans
nos activités oniriques. Étant donnée l’ouverture de nos rêves
sur nos vécus sensibles – et donc aussi sur notre condition de
spectateurs ou récepteurs des productions médiatiques qui nous sont
quotidiennement « proposées » – il y a une réflexion
à mener sur les possibles transformations de notre esprit par
l’exposition prolongée aux parois de la « caverne »
médiatique. – Platon nous a transmis à travers les siècles une
parabole qui prend aujourd’hui tout son sens.
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