vendredi 1 janvier 2016

Deux fragments

 I


La pensée métaphysique exclut l’incarnation, ou bien lui réserve un traitement particulier. Exclu, le « corps » n’est déjà plus ce qu’il serait sans l’amputation de l’« esprit ». Même chose pour l’esprit – ou l’âme – qui garde la trace de l’amputation opérée par la pensée métaphysique : le corps – la douleur – y subsiste comme un « membre fantôme ».

Sans l’incarnation, nous ne pouvons pas nous penser comme « êtres de manque ». Or, toute notre pensée – jusque dans l’intentionnalité la plus abstraite – est marquée par ce manque qui réclame la satisfaction – l’accomplissement, la « réussite » – et qui est constamment menacé de frustration, hanté par l’« échec ». Ne mourant pas parfaits, la mort est notre échec final. Or, si la pensée métaphysique ignore la mort, elle ne peut pas non plus connaître la vie.

Illusion de la pensée psycho-somatique : elle vise l’union pratique – p. ex. : « médicale » – de l’esprit et du corps, alors qu’il s’agit de deux concepts « théoriques », issus du partage de l’âme – prétendument immortelle – et du corps « corruptible », momifié (« congelé »). Or, il faudrait tout reprendre à la base, reconnaître à la fois l’erreur et la nécessité civilisationnelle, historique, de cette séparation que l’on retrouve aussi dans la différence (ontologique) entre l’« idée » et le « phénomène », la « passion » et la « raison », la « sensibilité » et l’« entendement ». Il faudrait d’abord se demander si nous sommes capables de penser autrement : sans la césure, la scission, que l’on retrouve encore comme séparation entre l’« authentique » et l’« inauthentique », l’« être » et l’« apparence », le « savant » et le « vulgaire » …

Reprendre à la base, ce serait s’interroger sur la nature des outils dont dispose la pensée : les concepts ne sont rien en dehors du système de signes que l’on appelle une langue ; et il n’y a pas de langue universelle, il n’y a donc aucune validité absolue des concepts : les concepts sont temporaires ; et ils le sont doublement : synchroniquement dans la phrase, le paragraphe, le chapitre, le texte, le contexte, et diachroniquement comme objets philologiques, étymologiques, comme reliques d’une langue morte, comme survivants. Et ils sont « culturels » au même titre que la langue qui les véhicule. En ce sens, les concepts ont un côté « spatial » : ils limitent, délimitent un champ dans lequel ils peuvent, ou non, fonctionner. – Le concept n’inclut pas seulement sa ou ses significations, et leurs possibles analogies, ponts vers d’autres concepts, significations, analogies, mais il exclut également tout ce qu’il ne signifie en aucun cas : ainsi, le corps ne signifie en aucun cas l’esprit et inversement. Or, les concepts « corps » et « esprit » existent, alors qu’il n’existe aucun concept pour désigner l’unité primordiale que l’on doit supposer à l’origine de la « séparation de l’âme et de la chair ».