samedi 1 novembre 2014

Le Théâtre Cartésien

Promue par Descartes avec son Je pense et systématisée par Kant, la notion de sujet a marqué l'histoire des idées, donnant simultanément naissance à une volonté farouche d'objectivité et d'exactitude en matière de connaissance. Or un système rationnel, dixit Kant en substance, n'a de sens que s'il s'ouvre à l'expérience dont il prescrit les possibilités a priori, sans jamais pouvoir la contenir tout à fait : si donc l'expérience excède la raison, celle-ci y rencontre aussi et surtout ses propres limites.


Mais comment se fait-il que, plusieurs siècles durant, les modèles métaphysiques de l'esprit tournent autour de la position centrale du sujet pensant (res cogitans), ou de l'être conscient (Bewusstsein) ?


Deux axes :
  • d'une part le sujet représente sans conteste l'être humain lui-même, qui se voit donc placé au centre du processus de connaissance, telle une anthropocentrique mesure de toute chose.

  • de l'autre, le sujet, comme produit de l'histoire des idées, anticipe – et invente sans doute – le substrat de la Déclaration Universelle : le citoyen d'une démocratie moderne, la liberté de conscience et d'opinion.


Lors de la grande rupture fin-de-siècle, la philosophie moderne a voulu penser le monde sans cette position centrale du sujet, hors du « théâtre cartésien » (*), comme le premier Husserl, Heidegger et d'autres. - Avec la notion d'intentionnalité, Husserl fait « l'impasse du sujet » dans ses Recherches Logiques (1900/1), alors que Freud met à mal au même moment l'hégémonie de l'être conscient avec sa découverte de l'inconscient. Cependant, Husserl s'est ensuite ravisé pour faire allégeance au « sujet transcendantal » de la métaphysique cartésienne (dès 1913) comme articulation centrale de sa « nouvelle phénoménologie », tandis que son disciple Heidegger a persisté dans la « déconstruction » de la métaphysique du sujet, en substituant à la conscience intentionnelle du maître une ontologie de l'existence (Dasein / Existenz, in Sein und Zeit, 1927).


Si l'on est conséquent, l'abandon de la position du sujet, comme événement marquant de l'histoire des idées, signifie également l'abandon du libre arbitre, de telle sorte qu'il ne reste à l'existence heideggerienne que la « décision » d'être à la mort, qui représente « sa plus intime possibilité d'être » (sein eigenstes Seinkönnen, ibid. S+Z, § 54 ssq.). Nous ne sommes alors plus très loin d'un décisionnisme à la Carl Schmitt et, ipso facto, d'une idéologie totalitariste.


Cependant, il faut également aborder le problème par l'autre bout, du côté de la constitution de l'objet, entendu comme « objet de connaissance ». C'est encore Kant qui nous éclaire en distinguant entre « la chose en soi » (noumène), qui ne peut jamais faire l'objet d'aucune connaissance, et la chose telle qu'elle apparaît (phénomène) qui seule permet ce que l'on appelle une « investigation scientifique ».

Or, les modes d'apparaître des choses impliquent déjà qu'elles font nécessairement l'objet d'une « réception » particulière, d'une « perception » en fonction de telle ou telle sensibilité spécifique, ou encore d'une « intentionnalité » comme celle qui leur accorde, ou non, la dignité d'un objet d'étude, qui distingue entre ce qui « nous » est utile et ce qui ne l'est pas : cette notion précise du « phénomène » englobe donc par la force des choses quelque chose de l'ordre de la « subjectivité ».


Et, en évitant de confondre la subjectivité particulière d'un individu avec celle, générique, qui est attachée à l'espèce dont il fait partie, c'est ici qu'intervient le fameux « sujet transcendantal » de la métaphysique moderne qui, dès lors, n'est autre que l'Homme scientifique de facture occidentale. Et sa motivation essentielle est clairement affichée dès le début par Descartes lui-même puisqu'il s'agit de « nous rendre comme maitres et possesseurs de la nature » (in Discours  de la Méthode, 1637).

Dans ce contexte, il ne faut pas oublier que la « métaphysique du sujet » s'accompagne historiquement de la mise en place du système de l'économie libérale qui caractérise notre « monde moderne » avec son terrible mot d'ordre : « Anything goes » (tout est permis). De même, après une période idéaliste vouée au culte des « sciences pures » (aprioriques), on assiste à l'essor des sciences expérimentales qui pratiquent de plus en plus ce qu'il faut bien appeler « l'expérimentation totale » (Jacques Poulain) : ainsi, la Nature – dont nous sommes loin, très loin de comprendre les structures et les interactions hyper-complexes – est devenu un vaste champ d'expérimentation, un laboratoire à ciel ouvert où, en effet, tout est permis. Et où l'être humain lui-même acquiert progressivement un statut de cobaye. Car la volonté de « nous rendre comme maitres et possesseurs de la nature » possède cet inconvénient majeur de soumettre notre propre « nature humaine » au diktat d'un rationalisme pragmatique, actuellement placé sous le signe de la « maximisation du profit ».


C'est cette évolution contemporaine qui rend plus que jamais nécessaire de s'interroger sur la genèse et le destin de la « métaphysique du sujet ». En effet, et contrairement à l'opinion communément admise, la subjectivité n'est pas une affaire individuelle, comme l'histoire des idées n'est pas l’œuvre de philosophes isolés : il s'agit bien de la conscience collective et de l'auto-représentation d'une civilisation à prétention universelle, ou comme on préfère dire aujourd'hui : « mondialisée ».

jeudi 14 août 2014

La conscience de la mort (2014)

NB. - J'ai continué à travailler sur les idées de ce premier petit texte dans mes Réflexions sur la relation entre la conscience et la mort, rédigées en langue allemande >Überlegungen zur Beziehung zwischen Bewusstsein und Tod (2018)
- Une hypothèse -
Une forme particulière de conscience nous distingue des autres êtres qui vivent sur cette planète : nous savons que nous allons mourir, et il nous est difficile d'annuler les effets de ce savoir, qui nous confronte à une temporalité irréversible marquée par la finitude, quand l'immortalité présumée de l'âme, promue par les traditions philosophiques et théologiques, nous promet l'éternité. - En effet, l'histoire des idées – en particulier la pensée issue des trois monothéismes - a placé les mortels que nous sommes sous le signe de l'éternité (sub specie aeternitatis) où nous n'avons pas à envisager la rupture, l'effacement, le néant qui accompagnent la conscience du caractère inéluctable de notre propre mort. Pour éviter l'abîme qui s'ouvre ici, les penseurs ont donc conçu une différence radicale entre l'âme et ce corps dont la « corruption » après la mort ne pouvait être mise en doute, même après la tentative d'immortalisation que fut sa momification ; ainsi, par la figure d'une âme éternelle, la conscience de la mort a eu pour effet pervers à la fois de « désincarner » l'esprit et de « déspiritualiser » le corps, nous confrontant à deux entités distinctes, apparemment séparées par une insurmontable « différence de nature ».
Depuis Spinoza jusqu'à Freud et plus récemment la médecine « psycho-somatique », les théoriciens ont cherché de manières très diverses à « réconcilier », « ré-unir » deux éléments qui, en vérité, n'ont jamais été séparés que par la pensée et les civilisations qui se sont bâties sur cette différence. Et tout le problème est là, ou pour citer une définition peu académique de la paranoïa : « Même si c'est faux, c'est vrai ! » Car il faudrait mettre entre parenthèses deux ou trois millénaires d'histoire des civilisations et des idées qui ont forgé les concepts, les terminologies, les outils de la pensée avec lesquels nous opérons encore aujourd'hui. Pour preuve : si le corps et l'âme (l'esprit) sont réellement indissociables, nous n'avons aucun mot simple pour désigner cette unité.
La conscience de la mort détermine nécessairement notre conception du temps, qui se présente alors sous son aspect irréversible et fini (limité). Or, la négation – le « déni » - de cette condition mortelle au moyen de diverses théories spéculatives ou stratégies psychologiques, dont le refoulement pur et simple est la plus patente, nous permet au contraire de concevoir une temporalité reproductible : réversible, cyclique, infinie (indéfinie). Dans cette perspective, nos instants vécus n'ont plus le même statut puisqu'ils semblent indéfiniment réitérables, tel un « éternel retour du même » au rythme des jours, des saisons, des années.