Promue par Descartes avec son Je pense et systématisée par Kant, la notion de sujet
a marqué l'histoire des idées, donnant simultanément naissance à une
volonté farouche d'objectivité et d'exactitude en matière de
connaissance. Or un système rationnel, dixit Kant en substance, n'a de sens que s'il s'ouvre à l'expérience dont il prescrit les possibilités a priori,
sans jamais pouvoir la contenir tout à fait : si donc l'expérience
excède la raison, celle-ci y rencontre aussi et surtout ses propres
limites.
Mais
comment se fait-il que, plusieurs siècles durant, les modèles
métaphysiques de l'esprit tournent autour de la position centrale du
sujet pensant (res cogitans), ou de l'être conscient (Bewusstsein) ?
Deux axes :
- d'une part le sujet représente sans conteste l'être humain lui-même, qui se voit donc placé au centre du processus de connaissance, telle une anthropocentrique mesure de toute chose.
- de l'autre, le sujet, comme produit de l'histoire des idées, anticipe – et invente sans doute – le substrat de la Déclaration Universelle : le citoyen d'une démocratie moderne, la liberté de conscience et d'opinion.
Lors
de la grande rupture fin-de-siècle, la philosophie moderne a voulu
penser le monde sans cette position centrale du sujet, hors du « théâtre cartésien
» (*), comme le premier Husserl, Heidegger et d'autres. - Avec la
notion d'intentionnalité, Husserl fait « l'impasse du sujet » dans ses Recherches Logiques
(1900/1), alors que Freud met à mal au même moment l'hégémonie de
l'être conscient avec sa découverte de l'inconscient. Cependant, Husserl
s'est ensuite ravisé pour faire allégeance au « sujet transcendantal »
de la métaphysique cartésienne (dès 1913) comme articulation centrale de
sa « nouvelle phénoménologie », tandis que son disciple Heidegger a
persisté dans la « déconstruction » de la métaphysique du sujet, en
substituant à la conscience intentionnelle du maître une ontologie de
l'existence (Dasein / Existenz, in Sein und Zeit, 1927).
Si
l'on est conséquent, l'abandon de la position du sujet, comme événement
marquant de l'histoire des idées, signifie également l'abandon du libre
arbitre, de telle sorte qu'il ne reste à l'existence heideggerienne que
la « décision » d'être à la mort, qui représente « sa plus intime
possibilité d'être » (sein eigenstes Seinkönnen, ibid. S+Z, § 54 ssq.). Nous ne sommes alors plus très loin d'un décisionnisme à la Carl Schmitt et, ipso facto, d'une idéologie totalitariste.
Cependant,
il faut également aborder le problème par l'autre bout, du côté de la
constitution de l'objet, entendu comme « objet de connaissance ». C'est
encore Kant qui nous éclaire en distinguant entre « la chose en soi » (noumène), qui ne peut jamais faire l'objet d'aucune connaissance, et la chose telle qu'elle apparaît (phénomène) qui seule permet ce que l'on appelle une « investigation scientifique ».
Or,
les modes d'apparaître des choses impliquent déjà qu'elles font
nécessairement l'objet d'une « réception » particulière, d'une
« perception » en fonction de telle ou telle sensibilité spécifique, ou
encore d'une « intentionnalité » comme celle qui leur accorde, ou non,
la dignité d'un objet d'étude, qui distingue entre ce qui « nous » est
utile et ce qui ne l'est pas : cette notion précise du « phénomène »
englobe donc par la force des choses quelque chose de l'ordre de la
« subjectivité ».
Et,
en évitant de confondre la subjectivité particulière d'un individu avec
celle, générique, qui est attachée à l'espèce dont il fait partie,
c'est ici qu'intervient le fameux « sujet transcendantal » de la
métaphysique moderne qui, dès lors, n'est autre que l'Homme scientifique
de facture occidentale. Et sa motivation essentielle est clairement
affichée dès le début par Descartes lui-même puisqu'il s'agit de « nous rendre comme maitres et possesseurs de la nature » (in Discours de la Méthode, 1637).
Dans
ce contexte, il ne faut pas oublier que la « métaphysique du sujet »
s'accompagne historiquement de la mise en place du système de l'économie
libérale qui caractérise notre « monde moderne » avec son terrible mot
d'ordre : « Anything goes » (tout est permis). De même, après une
période idéaliste vouée au culte des « sciences pures » (aprioriques),
on assiste à l'essor des sciences expérimentales qui pratiquent de plus
en plus ce qu'il faut bien appeler « l'expérimentation totale » (Jacques
Poulain) : ainsi, la Nature – dont nous sommes loin, très loin de
comprendre les structures et les interactions hyper-complexes – est
devenu un vaste champ d'expérimentation, un laboratoire à ciel ouvert
où, en effet, tout est permis. Et où l'être humain lui-même acquiert
progressivement un statut de cobaye. Car la volonté de « nous rendre
comme maitres et possesseurs de la nature » possède cet inconvénient
majeur de soumettre notre propre « nature humaine » au diktat d'un
rationalisme pragmatique, actuellement placé sous le signe de la «
maximisation du profit ».
C'est
cette évolution contemporaine qui rend plus que jamais nécessaire de
s'interroger sur la genèse et le destin de la « métaphysique du sujet ».
En effet, et contrairement à l'opinion communément admise, la
subjectivité n'est pas une affaire individuelle, comme l'histoire des
idées n'est pas l’œuvre de philosophes isolés : il s'agit bien de la
conscience collective et de l'auto-représentation d'une civilisation à
prétention universelle, ou comme on préfère dire aujourd'hui : « mondialisée ».